LE MIROIR DU COMPOSITEUR (2004)

Dans le pire contexte de l’histoire allemande, Richard Strauss décide de mettre en musique une conversation ayant pour objet la querelle des gluckistes et des piccinistes. L’intrigue, tirée de la pièce originale que l’Abbé Casti avait écrite pour Salieri, Prima la musica e poi le parole, fournit le premier canevas à partir duquel plusieurs versions seront élaborées. Sans dramaturgie, sans coup de théâtre, sans histoire d’amour, sans vrai dénouement, ce livret bavard et rébarbatif posait des problèmes évidents d’équilibre. Pourtant, Strauss et Clemens Krauss, co-librettistes, réussirent à construire un dispositif cohérent enchaînant treize scènes en un seul grand acte, le meilleur d’un point de vue théâtral. La discontinuité des échanges pseudo-théoriques est aplanie par l’unité de temps et de lieu : l’opéra se déroule sur quelques heures — Du début de l’après-midi à la nuit tombée dans un château rococo près de Paris. L’opposition fictive des deux soupirants, le lyrisme intense de la comtesse, les interventions catégoriques de La Roche, la succession ininterrompue de l’argumentation des protagonistes et l’articulation de leur pensée donneront une action à l’œuvre. Avec un déploiement ingénieux de la machine qu’il a mise en route, une technique d’écriture orchestrale inégalée pendant tout le XXe siècle, une maîtrise parfaite de l’instrumentation et un savoir-faire parfois déroutant, le 8 août 1941, Strauss, dans le décor alpin idyllique de Garmisch, met le point final à Capriccio, son dernier opéra.
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Corps central de la scène, la discussion sur l’importance du mot et/ou de la musique s’engage. Strauss n’a d’autre souci que de montrer que c’est la musique qui doit primer et seule une forme autoritaire pouvait l’exprimer : la fugue. Le poète énonce un curieux thème rythmique, immédiatement suivi par une amorce de phrase mélodique associée à Flamand. Rythme et mélodie, poésie et musique, verbe ou ton : nous entrons dans le vif du sujet… de fugue. Tout est agencé d’une manière apparemment sérieuse (entrée des cordes graves), avec le sentiment beethovénien que rien ne va se passer comme cela le devrait, mais en conservant la sensation de fuite, caractère essentiel de la fugue. Les contre-sujets, les motifs variés attachés aux personnages, une phrase aux accents wagnériens chantée par Flamand-Siegmund — « In einem Akkord erlebst du eine Welt ! », un seul accord t’éveille tout un monde » —, entérinent le caractère obsédant de la musique. On s’attache à l’illusion orphique du musicien accompagné par une harpe ou celle, plus métaphorique, d’un solo de cor qui cède un instant à la la nostalgie de Clairon, finalement hésitante. Cependant, toute la discussion aboutit au constat shakespearien de la comtesse : l’identification aux personnages qui s’expriment sur scène nous permet de voir la réalité du monde qui nous entoure et, ainsi, comprendre le sens de notre vie… Strauss magnifie alors cette créature insolite faite de sons et de mots qu’est l’opéra. S’agirait-il d’une fugue de timbres, de pensée ou de sens ? Les successions surprenantes d’accords, les éléments contrastés déstabilisent l’ensemble et se succèdent à un rythme effréné. La richesse de l’orchestre entraîne des tragédies, assure Flamand-Strauss. Et si le bel canto est promis à une fin rapide, prédit La Roche, cela n’empêche pas Clairon, avant cette mort dramatique annoncée, et une deuxième tasse de chocolat offerte par la comtesse, de revenir sur ses sentiments envers le comte.
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L’histoire de Capriccio, c’est aussi celle des conditions dans lesquelles l’artiste doit se mouvoir, définir son travail, trouver le moment opportun pour dire les choses, affirmer un engagement, des parti-pris. Le compositeur souhaitait-il ingénument  mettre un ordre raffiné dans un monde en feu ? La faiblesse de l’artiste se révèle parfois devant les puissances rebelles. « Les choses de la vie ont un prix sans doute ; mais vous ignorez celui du sacrifice que vous faites pour les obtenir. » [12] Richard Strauss, exaltant son discours, tire sa révérence à l’image que renvoie le miroir, dans le décor qu’il a choisi. « Je ne sais rien faire de mieux », aurait-il conclu, savourant l’accord serein de ré bémol majeur de la fin de Capriccio. Il inscrit ainsi une pensée dont la trame déploie un final rassurant, celui de la justesse et, entre solitude et vérité, celle de la liberté du langage.

in Programme pour Cappricio, Opéra National de Paris, 2004.