UN GESTE SALVATEUR (2001)

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Lorsque Berlioz décida de retravailler sur un Faust, il chercha les éléments musicaux qui lui permettraient de mettre en perspective une perception différente de son univers. Les moyens qu’il avait à sa disposition étaient variés mais, selon toute évidence, il s’aperçut qu’il n’arriverait pas à construire cette machine abstraite à la vitesse qu’il le souhaiterait. C’est alors qu’il se mit à puiser dans ses œuvres anciennes ou inachevées, pour les transformer. Ainsi, certaines parties des Huit Scènes de Faust et la Marche hongroise — même si elles peuvent être vues comme des esquisses —, furent un support idéal pour amorcer l’écriture de La Damnation. Il suffisait de changer le modèle du discours, de trouver les alibis à des explications futures, de transformer la dramaturgie pour accorder le sens ancien avec le nouveau, et, au gré de la plus grande fantaisie, brouiller les pistes. C’est grâce à Liszt que la réputation de Berlioz outre-Rhin était acquise. Liszt fit de laSymphonie fantastique une réduction invraisemblable que lui seul pouvait jouer et qu’il exécutait dans ses concerts en France et en Allemagne. Berlioz ne pouvait ignorer que Liszt était retourné dans son pays, fin 1839, et qu’il avait commencé à exalter un certain nationalisme dans sesRhapsodies pour piano composées à partir de mélodies hongroises — dont la Marche de Rákóczy, écrite en 1840 (Quinzième rhapsodie hongroise). Des musiciens hongrois jouèrent ce thème à Paris et, en août 1845, à Bonn, Berlioz rencontra Liszt et lui annonça son voyage en Hongrie. Il est impensable que les deux compositeurs n’aient pas évoqué, à ce moment là, le thème rendu si célèbre par le Paganini du piano ! Au moment d’arriver à Pesth, grisé des succès qu’il a obtenu en Allemagne et à Vienne, Berlioz veut avoir « encore plus ». La Marche hongroise, dont le thème vient d’une pièce populaire associée à Rákóczy — héros national ayant résisté contre la domination autrichienne —, fut écrite pour séduire l’auditoire du concert que dirigea Berlioz le 2 février 1846. Elle fut d’ailleurs bissée. Mais elle est loin d’avoir été écrite en une nuit, comme il le prétend dans ses Mémoires ! Il est en effet impossible, d’un point de vue matériel, de copier ces milliers de notes et, en dépit des reprises et des marches harmoniques, d’en inventer aussi rapidement la musique ! Comment, d’ailleurs, aurait-on pu copier toutes les parties d’orchestre, entre le petit matin où elle aurait été terminée et l’heure du concert ? Berlioz déforma donc les faits. Selon toute vraisemblance, il avait écrit cette marche au milieu de l’année 1845, avant de se mettre à la rédaction définitive de La Damnation. C’est peut-être dans le caractère résolument fragmentaire des Rhapsodies hongroises que Berlioz trouva son inspiration, dans les couleurs du rythme luxuriant et du chatoiement de l’ornementation, de la sauvage liberté de la forme créée par Liszt… Mais n’est-ce pas là le propre de l’invention : savoir provoquer la discontinuité, convoquer des images éclatées, aborder l’écriture avec une grande liberté, rechercher le déséquilibre, l’écroulement de la forme qui rendra l’œuvre originale à l’extrême ? La rupture des valeurs, par ce processus de dégradation de l’Infernal dans l’écriture, ne peut trouver son assise que dans une structure non conventionnelle. C’est dans cette aberration de la forme que la construction trouve sa cohérence, et seul le compositeur a le droit d’en exprimer la logique, sa logique, que lui seul sait traduire par le programme qu’il s’est fixé.

in Programme pour La Damnation de Faust, Opéra National de Paris, 2001.