LE VOYAGEUR (1994)

La destinée de Wagner est marquée par le déplacement et l’errance. Il ne se départira jamais de cette passion pour l’inconnu, ce désir de fuir, d’aller de l’avant, d’être ailleurs, ce mouvement continu et libre, souvent improvisé en raison des circonstances ou des difficultés – et elles sont nombreuses – qui se présentent à lui. Même à la fin de sa vie, il ne trouve pas le repos légitime auquel il aurait pu prétendre. Toute son existence et beaucoup d’acharnement avaient été nécessaires à la réalisation de ses rêves: entretenir des relations privilégiées avec les grands de ce monde, épouser une femme décidée à servir sa gloire de son vivant, réussir sa carrière de compositeur après avoir convaincu même les plus hostiles de monter ses oeuvres, et surtout faire construire son propre théâtre où ne seraient représentés que ses opéras – cas unique dans l’histoire. Malade du coeur, il se retire à Venise, en plein carnaval (réjouissance à laquelle il participe malgré son état), où il agonisera la plume à la main, le 13 février 1883. Tel un chevalier errant, il meurt loin de chez lui, sans pouvoir jouir d’une vieillesse tranquille dans la sérénité de sa maison de Bayreuth à laquelle il avait donné le nom prémonitoire deWahnfried *. Mais peu importe car, en affrontant le monde, le but de sa vie a été atteint. Ces rencontres inoubliables, celles de tous les personnages qu’il ne reverra jamais et dont il perdra constamment la trace, deviendront avec le temps la source même de son inspiration. Et le rôle de sa propre vie trouvera son aboutissement dans la Tétralogie sous la forme d’une métaphore géniale qui prendra les traits du personnage angulaire de l’oeuvre: Wotan – der Wanderer.
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Au moment où Wagner se trouve peut-être le plus désespéré, Louis II apparaît comme un sauveur. Autour des années 1863-1864, dans sa course perpétuelle à l’argent, il achète, revend sans cesse, rembourse ses nombreuses dettes, gagne de l’argent comme chef d’orchestre en dépit de ses fatigues et continue à harceler les "amis" qui hésitent à lui donner des subsides. Il épuise presque toujours les possibilités qui lui sont offertes. Opportuniste par la force des choses, il s’abandonne au roi; après la première entrevue, ne lui écrit-il pas: “Je vous donne ma vie…” Qui pourrait résister à de telles avances? Chassé de toutes parts, traqué par des sangsues, il se livre en effet, consciemment cette fois, à son rêve qu’il va enfin pouvoir réaliser. Et il écrira:”Mon esprit est enfin descendu vers la paix.” Lorsque Louis II lui donne l’ordre officiel d’achever la Tétralogie, il a gagné. Certains lui reprocheront alors son luxe ostentatoire mais Wagner, triomphant, pense être en droit d’étaler sa réussite. Qu’il est loin alors de ce Siegfried, rédempteur d’une société corrompue, fils de la lumière, homme libre qui symbolisait la modernité de son oeuvre…
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Descendons dans les profondeurs de la terre, dans un lieu obscur, ce Nibelheim que Bernard Shaw interprétait comme une usine ou n’importe quel lieu où l'on travaille pour un supérieur. Les nains et les géants travaillent pour des êtres rares (“dieux”) qui pensent que par la Foi morale établie dans l’ordre social, on peut sortir de la barbarie. Les dieux doivent donc lutter contre les géants – qui ne pensent qu’à leurs fins personnelles – et avoir recours à des lois arbitraires (commandements, peines, meurtres). Ils désirent la puissance et usent de tous les artifices possibles pour imposer leur pensée "supérieure". La Loi ne doit avoir aucun respect pour l’individu. Bernard Shaw, dansLe parfait wagnérien, n’interprète pas autrement l’exploit d’Albérich au moment où il s'empare de l'anneau, et les bases de la société sans scrupules que proclame ce nouveau héros – dictateur.
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in Programme pour Der Ring des Nibelungen, Théâtre du Châtelet, Paris, 1994.