POUR MÉMOIRE (1993)

En découvrant la peinture d’Anne-Marie Pécheur, je me suis heurté à mes propres inquiétudes, à mes propres doutes et je me suis retrouvé immédiatement dans un système familier d’approche et d’organisation du travail. La correspondance est évidente entre  les intentions du peintre et les miennes, mais par quel cheminement existe-t-il une ressemblance dans nos travaux ?

Le rapport qui s’engendre entre la peinture et la musique est imprévisible. Entre conscient et inconscient, entre ce que le peintre sait et ignore, entre ce que je découvre en regardant ce travail et ce que je transmets dans ces lignes, objectivement, il y a un monde. Les significations sont forcément très diverses pour interpréter une œuvre ; nous savons aussi que les descriptions de la peinture sont toujours parodiques. Mais la fascination, en filigrane des images créées dans l’émotion ou l’excitation roborative, est ici le point de mon attachement.

Cette peinture est chez moi une présence vivante. En contemplant les méandres de ses signes, elle devient une vie à partir de laquelle se fabrique un mode de pensée. J’en traque les mystères, j’en suis les traces secrètes. La lumière, les volumes, l’espace, les rythmes, tout se dilate dans mon regard. Des sensations précises plongent directement dans le labyrinthe bouleversé du peintre et pénètrent mon existence. En un mot : j’en devien le sens. Fragmentairement exprimée, ma relation à cette peinture résulte d’une simple disposition intérieure : celle de voir lorsque je regarde et d’entendre lorsque j’écoute… Est-ce là un moyen de se confronter à la réalité ou suis-je impuissant devant le pouvoir des choses qui me contrôlent ?

Nos langages, si différents soient-ils, sont ceux de l’afformation de l’exigence, de la rigueur. Par la lutte avec d’inévitables processus nous nous rejoignons, Anne-Marie et moi. Notre volonté tente de s’exprimer dans les élans où l’inquiétude affronte l’amour, où la vérité sans compromis appelle la mobilité, le mouvement : la liberté. Pour combler la distance qui nous sépare de toutes les significations et leurs relations entre elles il nous faudra recouvrir encore un long chemin, passant par les déserts interminables, mais les frontières, comme les effigies, s’estompent puis disparaissent avec le temps.

* * *

C’est peut-être le soir, dans une ville du sud. Depuis ma table, je regarde le panorama de la pièce où j’écris ces lignes. La toile de Pécheur accrochée au mur m’attire encore. En ce moment précis, la métamorphose qui me brûle dans toute sa douceur, c’est un orient, une amérique… Au-delà du balcon en fer forgé, le lourd parfum des pagnolias se mêle à la chaleur humide. Je suis loin, très loin, dans une rue d’un autre sud. Et c’est grâce à cette peinture que ces instants m’atteignent intensément.

[août 1993 — écrit pour une œuvre d'Anne-Marie Pécheur : Sans titre, 1988, huile sur toile, 150 x 150 cm]

in Le regard du Musicien, Éditions Plume, Paris, 1993.