VARIATIONS EN FRAGMENT (1993)

Dans l’accablement d’un riche et confus héritage, la frénésie du travail atteint son paroxysme suprême. Cela fait avancer silencieusement sur le chemin de l’œuvre légitime. Mais la confusion peut être grande s’il s’agit de parler de la peinture, de ta peinture, grand chardonnement d’anarchie, subtil verdoiement de libertés. Nous nous rejoignons dans la parole, nous nous retrouvons dans la foule des visages méconnaissables qui attend un singulier spectacle auquel nous nous unissons. Je pressens quelque chose de contradictoire. Individuel, spécialisé, mon regard accuse le divorce complet entre les esprits rebelles et les genres. Mais qu’importe !

Le mouvement des couleurs engendre une certaine désobéissance. Mais cette liberté dans l’œuvre n’est qu’apparente. Sa conception est avant tout narrative plutôt qu’emblématique. Tout ce qui pourrait laisser supposer un désir de plasticité est réparti et dirigé d’une manière qui refuse l’effet. La composition est dynamique. Tout ce qui suggère les volumes, l’idée de partage, par exemple, favorise une vue centralisée à partir de laquelle se développe la bataille entre toutes les forces qui se déploient à la périphérie de la toile. Ce sont d’ailleurs les formes symboliques de l’écriture qui engendrent ce mouvement de rotation dans la lecture. La mise en lumière des rapports entre chaque cellule, leur atmosphère et leur description sont la prémonition de ce que deviendront plus tard les formes anthropomorphiques rapportées de voyages lointains et de non moins vives lectures. Le renouvellement des signes en justifieront les composantes. Le rapport entre les figures de significations différentes est toujours clair. Au-delà de la simple loi de transparence, les associations sont faites par superpositions. Les constructions ainsi engendrées sont organisées en unités quasi totemiques avec un ordre logique dans leurs coordinations.
[…]
Analysons nos travaux parallèles. Je tente de créer un équilibre, de la même sorte que tu essaies de rétablir un certain ordre intérieur dans ce règne des libertés discordantes. Sous un angle purement musical, la notion de série peut être envisagée. Liée à la progressivité (dans ce sens : une échelle) elle permet d’installer une cohérence, un ordre. C’est la préoccupation de certains auteurs (en littérature et en musique) : la continuité des éléments utilisés est l’essentiel.

Je voudrais discerner une erreur triomphante, la comprendre et la rétablir dans son mode de pensée. Mais l’art ne se dirige pas. Alors que dans le domaine musical on obtient le plus souvent des architectures pyramidales, ici il y a plutôt confrontation puis imbrication les unes dans les autres d’une multitude de formes.
[…]
Je lis quelque part que la solitude dans la création est la plus affranchie de toutes les conditions temporelles. On peut, à la rigueur, s’imaginer seul au monde, chacun le constituant isolément et continuant l’acte de créer. L’univers nous tente ? Les imaginations, les rêves ne seraient que vaines fictions ? Ne tenons pas compte des barrières qui se dressent devant nous. Tous les instincts, tous les vouloirs, toutes les pensées se découvrent pour se rejoindre. Les personnages fictifs que nous sommes dans ce tableau deviennent corps, gestes, visages. Mêlons-les aux habitants de la cité idéale de l’art.
[…]
C’est dans un tableau de Goya que je trouve la clé de ma lecture. la source détournée de l’inspiration ne se situe pas dans les grandes allégories guierrières ou pastorales, mais plutôt dans les scènes cruelles de processions et d’inquisitions, et aussi dans les détails d’une œuvre apparemment gaillarde intitulée « L’enterrement de la sardine ».

Notre peintre moderne pénètre le regard aigu des sujets de Goya afin de se l’approprier pour donner une veine nouvelle à son travail. Il taille dans l’autre toiel, n’en retient que l’effet d’émotion. Les formes et les figures s’écartent de la réalité, comme en musique. Et ce tourbillon engendre une sublime métamorphose. Tout est plausible ; chacun interprète l’œuvre à sa manière, comme un instrumentiste. Les détails, lus de cette manière, se développent comme des thèmes musicaux, et le peintre les reprend à loisir. La sorte de modelé de tons qu’il adopte se propose de renforcer l’intensité plastique et n’a aucun rapport avec le clair obscur classique qui ne saurait se concevoir sous l’éclat féroce du soleil du sud, en raison des contrastes brutaux d’ombres et de lumières.

Je laisse à mon inspiration la date, la forme de ce travail. Je provoque en moi la pensée fraîche et sereine de ce qui est l’art le plus accompli. Il nous faut tenir compte de ces moyens. Rien ne doit être empêchements, tout peut être source. L’entourage de ce tableau est aussi pour moi un certain nombre de textes, étiquettes, commentaires, catalogues, correspondances.

« Les jours sont tristement colorés de pluie, de neige, de temps supendu » (26.2.84)

« Le temps [est] bousculé, fracturé par d’incessantes ruptures. » (6.3.84)

La toile de Goya m’obsède. La persistance de la mémoire se convertit en image type. Il y a un rapide glissement de la réalité. Déjà l’œuvre vit hors du créateur. Il considère ce fait objectivement, sans en saisir la raison secrète. Nous ne sommes que d’humbles artisans ; nous nous emplyons à une œuvre pour que notre propre chant nous émeuve nous-même, pour que ces actes intérieurs n’en altèrent point les figures. Le chant de l’acte est le champ de notre travail.
[…]
Le peintre incorpore à son travail la tragédie, le pathétique à la plastique. Il en joue même quand il pourrait ne rien faire d’autre que peindre un sujet. Il a souci du jeu des traits des visages, du jeu des corps. On ne peut rester insensible devant cela. Il n’admet aucun geste gratuit, mais je perçois la virtuosité à peindre ces gestes expressifs. Il donne au rythme une signification bumaine. Car dans les pires exotismes résident la spiritualité juvénile, le souci constant du style. C’est cela qui nous sauve d’une lecture équivoque. Pas de demi-ténèbre. Nous voici envahis par les curieux impatients, ceux-là même qui sont dans la toile.

Cette peinture est celle du clignement, du tourbillon enchevêtré de la danse. la disposition des couleurs est réglée comme un ballet. Ingénieuse logique, le débordement est nécessaire, troublant sans cesse le tournoiement des rythmes. Je m’étire sur cette exaltation. je me vautre dans les courbes, je saute, je pirouette sur les volutes, je perfectionne ma vision aérienne des figures, j’exécutre toutes les arabesques posiibles claquées sur les nuages : je suis en plain dans la musique, dans la peinture, je m’y plei, je m’y exalte. j’avance dans le rêve de la pensée. Je suis jeune. Je me noie dans une œuvre d’art.
 

* * *

Note — Les tableaux de Francisco de Goya se trouvent à l’Académie Royale de San Fernando, à Madrid. Ils ont été peints entre 1812 et 1819 : Scène d’inquisition, huile sur bois, 46 x 73 cm / Procession de flagellants, huile sur bois, 46 x 73 cm / La maison des fous, huile sur bois, 45 x 72 cm / L’enterrement de la sardine, huile sur bois, 82,5 x 62 cm

in Une œuvre de Anne-Marie Pécheur, Éditions Muntaner, Marseille, 1993