L’OPÉRA-VÉRITÉ (2009)

Dans le milieu des compositeurs contemporains, il est rare de trouver des passionnés d’opéra, encore moins de ces auteurs à succès, comme Puccini ou Giordano, dont les détracteurs ont souvent décrié un étalage des sentiments et une attitude trop romantique. Pourtant, il ne firent que mettre en musique ce qui arrive dans la vie de tous les jours et ils trouvèrent une manière convaincante d’intéresser leur auditoire. A tel point que ces œuvres, qui n’ont jamais quitté l’affiche depuis plus de cent ans, continuent à faire vibrer les cœurs en quête de vérité.

Le vérisme en musique, d’ailleurs, anticipé de quelque décennie par le naturalisme en littérature, exprime un changement profond des conventions. Dans les livrets que l’on va désormais utiliser, on s’éloigne définitivement du héros romantique et du statisme post-classique qui risquaient de provoquer de l’ennui chez l’auditeur. On raconta alors des histoires communes, celles de pauvres êtres humains qui subissaient des malheurs ordinaires et qui devaient affronter les épreuves, souvent terribles, de la vie. On prétendait ainsi montrer la nature vraie et profonde de ces personnages qui exaltaient leurs passions jusqu’à la mort et, dans un souci de message parfois exagéré, exciter la sensibilité à fleur de peau du spectateur. Mais les librettistes changèrent-ils vraiment les conventions ? Dans l’opéra, à la différence de la littérature, ces passions, ces destins, ces bonheurs ephémères et ces malheurs définitifs sont toujours portés par une musique débordante d’émotion et celle-ci, malgré tout, n’a jamais franchement coupé les ponts avec le romantisme.

Après la grande étape verdienne où le chant primait sur la parole, Puccini et ses camarades Mascagni, Leoncavallo et Giordano, entre autres,  avaient remis le texte au premier plan avec une obsession particulière pour montrer dans leurs œuvres la brutalité de la réalité. Ainsi, vérisme et romantisme cohabitèrent-ils pour la première fois dans Cavalleria rusticana, où la violence passionnée de la vie paysanne sicilienne se résoud dans le cri final de l’œuvre par lequel on annonce que Turiddu vient d’être assassiné. La souffrance étalée au grand jour, le sentimentalisme alternant avec le pittoresque léger comme seuls les Italiens surent le créer, n’empêchèrent pourtant pas le public de se laisser séduire par le romantique halo qui entoure Mimi avant une mort attendue. Si parfois, en toile de fond, apparaît un environnement hostile — une révolution, pour Andrea Chénier, ou le terrorisme révolutionnaire, pour Fedora —, rien ne peut troubler le tableau des délires amoureux qui étaient vécus avec passion, comme dans la vie…

La vie de Puccini fut plutôt singulière. Ses amis, qui avaient constitué le Club La Bohème, où le silence était interdit, venaient jouer aux cartes et buvaient avec le compositeur dans la même pièce où il écrivait son opéra. On dit que son inspiration venait notamment du sucre imbibé d’eau-de-vie qu’il prenait régulièrement et qu’il avait l’habitude de déclamer le livret à pleine voix pour trouver le rythme juste de la phrase qu’il allait mettre en musique. De temps en temps, pour ne pas perdre le fil de son travail, Puccini était amicalement harcelé par Ricordi, son éditeur, infatigable soutient qui veillait au grain pour des raisons que l’on peut imaginer, surtout après le succès de Manon Lescaut. Quand Puccini, grand seigneur, passait trop de temps à la chasse, Ricordi lui demandait, certes, d’avoir un œil sur son fusil s’il le désirait, mais de garder avant tout ses pensées pour Mimi !

En cette fin de XIXe siècle, les compositeurs italiens réagirent face au style des opéras à vocalises où, contre toute loi de l’action théâtrale, les chanteurs n’allaient jamais plus loin que le milieu du plateau pour chanter une cavatine ou d’interminables cadences aux roucoulements artificiels qui, selon eux, détruisaient l’art vocal. Puccini et les autres s’affrontèrent ainsi à cette recherche touchante de la « vérité en musique ». Par le même mouvement, leurs opéras se retrouvèrent aux antipodes de ceux de l’école française et de Wagner, sans suspension ni temps morts, avec une concision spectaculaire, dans le cas de « Cavalleria », et un renouvellement mélodique jamais vu, comme dans La Bohème. Le but de ceux qu’on appela alors « véristes » était de ciseler avec précision chaque personnage pour mieux le projeter vers le public.
          Le sujet de La Bohème est un exemple d’opéra-vérité qui prenait le contrepied de la plupart des livrets que l’on mettait jusqu’alors en musique dans les théâtres d’Italie. On avait affaire à une histoire d’amour entre une pauvre fille poitrinaire et un peintre sans-le-sou. Pour Andrea Chénier, l’opéra à caractère historique de Umberto Giordano, créé à La Scala de Milan, le 28 mars 1896, c’est la haine, la violence et la lutte des classes qui se trouva au cœur du sujet. Giordano, qui avait choisit Illica comme librettiste, celui de La Bohème, mit en musique l’histoire du poète André Chénier, personnage réel, qui vécut sous la Terreur. Mais l’amour, comme chez Puccini, y a la part la plus importante et l’œuvre, qui fut magnifiquement accueillie, devint un opéra à succès.

La première de La Bohème eut lieu à Turin, le 1e février 1896, en plein carnaval. Pour la première fois en Italie, la publicité fut faite sur des affiches en couleur. Parmi les invités, se trouvait Pietro Mascagni, sorti de la pauvreté et devenu célèbre dès 1890 avec sa Cavalleria Rusticana qui, d’après les musicologues avertis, marque le début du « vérisme ». On affirme que la représentation de La Bohème commença à l’heure, fait rare dans un opéra italien à cette époque. Le jeune Toscanini, qui adorait l’œuvre et la défendit magnifiquement, était au pupitre. Le succès public fut unanime et, fait rarissime, Puccini vint saluer trois fois à la fin du premier acte ! La critique, toujours clairvoyante, fut mitigée, vraisemblablement déroutée par l’audition, quelques semaines auparavant, d’une œuvre dont l’esthétique était très éloignée de celle de Puccini. En effet, Le Crépuscule des dieux avait été donné pour la première fois en Italie le 22 décembre 1895, sous la direction de… Toscanini. Parmi les critiques qui ont laissé des traces écrites, un nombre infime rendit compte du succès et de l’originalité de la partition de Puccini. Certains censeurs aux jugements péremptoires prédirent une chute irrémédiable qui précipiterait l’auteur immédiatement dans l’oubli et dans les limbes de l’histoire de la musique.

La Bohème et Andrea Chénier réunissent une vivacité de ton et un dramatisme intense. Toujours réglée de manière efficace, la parole se calque sur le chant, l’action avance sans fioritures et combine les éléments dramaturgiques de façon explicite. L’orchestre alterne la sobriété dans le traitement des timbres et la recherche, parfois sophistiquée, dans le mélange de certaines couleurs qui créent une atmosphère propre à chaque scène. Et si l’on entend une mélodie au contour facile, cependant toujours sincère, elle sera contrebalancée par une phrase expressive tragique ou un air passionné. Ainsi la force singulière de Nemico della patria, l’air de baryton que chante Gérard, le majordome devenu chef révolutionnaire, ou la nostalgie définitive du duo entre Rodolphe et Marcello quand ils comprennent que Mimi va bientôt mourir et que les beaux jours insouciants de leur jeunesse sont derrière eux.
          Ni Puccini, ni Giordano n’oublièrent la couleur locale. Andrea Chénier fait entendre des chants révolutionnaires (Ah ! ça ira, La Carmagnole et La Marseillaise) et La Bohème une musique de scène, pseudo-militaire, qui accompagne la retraite, superposée à celle que l’on entend dans la fosse, une idée très moderne pour l’époque. Quand Ricordi s’était inquiété de la forêt d’indications de nuances exagérées dont est truffée la partition de La Bohème, qui allaient rendre fous ceux qui la dirigeraient, Puccini répondit que s’il voulait que les musiciens jouent piano, il fallait écrire ppp, pianississimo, « comme le dit Verdi »…

Pour des raisons diverses, tous ces opéras véristes apportèrent un monde et un style particuliers que beaucoup, en vain, tentèrent de reproduire. Giordano écrivit une dizaine d’opéras et Mascagni une douzaine, La Bohème de Leoncavallo ne fut jamais acceptée à cause de celle, géniale, de Puccini avec lequel il avait fini par se fâcher. Aucun de ces compositeurs, qui connurent pourtant au moins une fois le succès, ne parvint jamais plus à trouver la fraîcheur exceptionnelle que l’on trouve dans ce personnage unique de Mimi. Il faut cependant reconnaître que c’est grâce à l’enthousiasme et au charme de la plupart de leurs ouvrages que l’opéra devint vraiment accessible au public, qui pouvait, enfin, partager les émotions des personnages dans lesquels il se reconnaissait. Le succès populaire fut énorme partout en Europe. Il l’est aujourd’hui dans le monde entier.

On raconte que Puccini n’avait pas aimé Elektra mais que l’année de sa mort, en 1924, il avait suivi, partition en main, l’exécution du Pierrot lunaire, à Florence, sous la direction de Schoenberg. On a du mal à imaginer ce qu’aurait donné un dernier opéra que lui avait proposé Illica après la mort de son collègue Gioccosa. Le sujet ? Marie-Antoinette… Le personnage aurait-il improvisé une chanson comme Chénier au bal chez les Coigny ? Y aurait-il eu un duo d’amour dans un deuxième acte plein de lyrisme avec le comte de Fersen, l’amant supposé de la Reine ? Aurions-nous sangloté dans une scène finale, obligatoirement tragique, qui aurait rappelé les accents de La mamma morta, ultime adieu de Chénier avant de monter à la guillotine ? Tout n’est pas perdu, puiqu’il nous reste heureusement quelques vrais personnages qui nous font toujours rêver : la frivole Musette, dont on chantonnera encore longtemps la valse désinvolte, et la poignante Mimi dont les airs poignants continueront à arracher nos larmes.
          Peut-être aujourd’hui encore, y-a-t-il une Mimi qui fabrique des fleurs articielles dans une mansarde de la rue de Cléry, pourquoi pas dans la maison mitoyenne avec celle où aurait vécu, comme l’indique une plaque sur la façade, André Chénier. C’est d’ailleurs dans cette rue que Mme Vigée-Lebrun, célèbre peintre de l’Ancien Régime, recevait les visites de son amie Marie-Antoinette, une anti-héroïne pour un « vrai » opéra qui ne verra jamais le jour.

in En Scène, Le Journal de l'Opéra national de Paris, n°2, 2009.