RENCONTRE A.T.L.A.S. (2006)

Rencontre avec Philippe  Fénelon, compositeur
samedi 11 novembre 2006
(Début à 17 h 20.)

Jean-Yves MASSON. –– Chers amis, nous allons commencer, après cette interruption, puisque nous avons pris du retard et qu’après nous doit encore avoir lieu la remise très attendue des prix.
Dans ces journées consacrées aux rapports entre la musique et la traduction, il était important que les musiciens ne soient pas absents, et je remercie les organisateurs des Assises d’avoir songé à inviter un compositeur pour qui le dialogue avec les traducteurs, vous allez le voir, a été particulièrement important : il s’agit de Philippe Fénelon. Permettez-moi de rappeler brièvement son parcours.
Philippe Fénelon est né en 1952, il a notamment été l’élève d’Olivier Messiaen au Conservatoire de Paris. Il n’est pas facile de le présenter, car il est l’auteur d’une œuvre absolument considérable, qui compte presque une centaine de numéros d’opus à ce jour. Quelques massifs dominent son catalogue : cinq quatuors à cordes, deux concertos de piano, quatre opéras (bientôt cinq), et de très nombreuses pièces vocales, notamment  – nous en parlerons tout à l’heure – un recueil de Madrigaux dont l’enregistrement a connu un grand succès. Ces Madrigaux  pour chœur sont composés sur des extraits des Elégies de Duino de Rilke, poète dont un texte figure également dans le Quatuor n°4 avec voix de Philippe Fénelon. Il a en outre composé des pièces orchestrales, deux ballets dont l’un, Yamm, a été créé par la troupe de l’Opéra de Paris dans une chorégraphie de Lionel Hoche, avec des décors et costumes d’Anne-Marie Pécheur. On a donc affaire, c’est le moins qu’on puisse dire, à une œuvre abondante qui se double aujourd’hui d’une activité cinématographique, plus précisément une activité de vidéaste, et d’une activité régulière d’écriture. Depuis longtemps, en effet, Philippe Fénelon écrit. Il a parfois écrit lui-même les textes qu’il a mis en musique – je pense par exemple à une œuvre que l’on trouve sur le disque publié dans la collection Musique Française d’Aujourd’hui, Notti, trois poèmes écrits en italien ; et nous reparlerons de cette pluralité des langues dans son œuvre. C’est donc un artiste multiple, puisqu’il lui est arrivé de publier des poèmes dans différentes revues. Il prépare en ce moment un livre plus particulièrement conçu à partir de son expérience de compositeur d’opéra, qui s’intitulera Histoires d’Opéras, et devrait paraître bientôt aux éditions Actes Sud. Je dis « bientôt », parce que l’on espère que sa sortie coïncidera avec la première mondiale du prochain opéra de Philippe Fénelon, une adaptation du Faust de Lenau, le grand poète romantique autrichien, dont la création aura lieu au Capitole de Toulouse en mai 2007. C’est à Bordeaux qu’a été joué l’opéra précédent, Les Rois, créé après (mais composé avant) Salammbô, adaptation du roman de Flaubert. Dans la mesure où c’est moi qui en ai écrit le livret, il me sera difficile de parler devant vous de cette œuvre, vous le comprendrez.
Philippe Fénelon est également l’auteur d’un livre d’entretiens avec le jeune et brillant musicologue Laurent Feneyrou,  intitulé Arrières-Pensées, aux éditions Musica Falsa. Ce livre est une excellente introduction à l’univers de Philippe Fénelon, et nous serons sans doute amenés à redire ici plusieurs choses qui s’y trouvent développées : je vous en conseille d’autant plus vivement la lecture.
Nous aborderons la question de la traduction dans l’ordre de l’œuvre de Philippe Fénelon, en partant d’un opéra dont je n’ai intentionnellement pas encore parlé dans la brève présentation que je viens de faire, car c’est celui où la traduction joue le plus grand rôle. Il s’agit de son premier opéra, Le Chevalier Imaginaire, une réécriture du mythe de Don Quichotte qui a été représenté au Théâtre du Châtelet à Paris en 1992.

Philippe FÉNELON – C’est exact, mais il s’agit d’une œuvre dont la composition remonte à 1984-1986.

Jean-Yves MASSON.– En effet, les opéras d’un compositeur ne sont pas toujours joués dans l’ordre où ils ont été écrits. Je le disais à l’instant : Les Rois ont été composés avant Salammbô, bien qu’ils n’aient été créés que récemment à Bordeaux.
Il m’a semblé opportun de partir de cet opéra, Le Chevalier Imaginaire, parce que l’on y entend résonner la différence des langues. C’est en effet une adaptation de Don Quichotte qui intègre l’une des versions modernes du mythe, très brève, un petit texte de Kafka intitulé La Vérité sur Sancho Pança.

Philippe FÉNELON.– Un texte traduit par Alexandre Vialatte.

Jean-Yves MASSON.– Nous allons écouter un extrait du Chevalier Imaginaire : le moment où Don Quichotte dicte une lettre à Dulcinée. Quelques mots auparavant sur ce passage ? .

Philippe FÉNELON.– Quelques mots, en effet, sur Le Chevalier Imaginaire : l’idée était de partir du petit texte de Kafka qui dit que Sancho Pança a inventé le personnage de Don Quichotte. Ce texte se trouve en français dans le recueil La Muraille de Chine. Sancho décide un beau jour de vivre des aventures merveilleuses avec le personnage qu’il a inventé et qui l’entraîne finalement à travers le monde. J’ai eu l’idée, en lisant cela, de construire un personnage double qui est à la fois celui qui écrit l’histoire de Kafka et celui qui entre lui-même dans cette histoire. Il est un peu le conteur, le rapporteur. On voit évidemment se profiler le personnage de l’arpenteur, par rapport à Kafka qui est en train de confronter son personnage à la réalité. Mais son personnage le dépasse et, à partir du moment où il l’a dépassé, Sancho Pança doit lutter contre lui. Ce personnage double lutte contre son personnage qu’il décide un jour de faire disparaître ; et, à la fin de l’opéra, il se retrouve dans un endroit inconnu, dans la neige, et il dit : « Dans quel village me suis-je égaré ? Y a-t-il ici un château ? » – si cela vous dit quelque chose – et l’opéra se termine sur cette question.

Le passage que je vais vous faire écourter, Jean-Yves l’a dit, c’est la lettre à Dulcinée. Bien évidemment, cette Dulcinée n’existe pas, comme vous le savez, et la lettre n’existe pas non plus, il n’y a pas matériellement de lettre, Don Quichotte en parle tout le temps chez Cervantès, mais là, je fais écrire la lettre par Don Quichotte et Sancho. Sancho est auprès de Don Quichotte dans ce moment d’écriture de la lettre, et il a un peu le rôle de l’analyste, c’est un du « rapporteur », qui prend des notes pendant toute la scène ; ces notes seront un témoignage à charge contre Don Quichotte quand Sancho décidera de le faire disparaître de son histoire. Quand il s’agit d’aller porter la lettre, Sancho la déchire. La figure musicale que je voulais mettre en œuvre à ce moment-là était un pastiche de la Lettera Amorosa de Monteverdi, et j’ai donc pour cela traduit Cervantès en italien.

Jean-Yves MASSON.– Il faut préciser que l’ensemble de l’opéra est en français, mais qu’à ce moment-là, Don Quichotte dicte d’abord en espagnol.

Philippe FÉNELON.– Oui, et ensuite on passe à l’italien. Ce qui pose une question intéressante du point de vue de la traduction : que fait-on à ce moment-là lors des représentations ? L’opéra est en français, et normalement on ne surtitre pas, en France, un opéra en français (encore que cela se fasse, en réalité, de plus en plus souvent, mais c’est une pratique assez récente). En l’occurrence, évidemment, on n’a pas surtitré. Que faut-il faire, dans une telle scène qui dure sept minutes ? Est-ce qu’on traduit l’italien ? Est-ce qu’on traduit l’espagnol ? La question reste ouverte. À mon avis, il ne faut rien traduire.

Jean-Yves MASSON.– On peut dire quand même que, quand on écoute le disque chez soi, le disque que nous allons entendre, la seule version enregistrée pour l’instant, on dispose évidemment de la traduction en note dans le livret.

Philippe FÉNELON.– C’est vrai. Cela pose un problème intéressant s’agissant d’opéra : peut-on, doit-on arriver à l’opéra sans rien connaître du texte ni de l’histoire qu’on va voir représentée ? Pour ma part, je pense qu’il faut quand même arriver un peu préparé. Si on va écouter un opéra sur Faust, c’est un peu délicat de venir sans rien connaître du tout à l’histoire. C’est possible, bien sûr, mais qu’en retiendra-t-on ? Un compositeur d’opéra n’a pas à raconter de la même façon qu’un romancier. L’opéra est un spectacle destiné à être écouté et vu. En fait, la connaissance préalable de l’histoire racontée est pratiquement indispensable pour pouvoir se concentrer sur l’écoute de la musique et apprécier la mise en scène. Si l’on veut connaître l’histoire, on va la lire chez l’auteur : un opéra sur Don Quichotte présuppose chez le spectateur une connaissance minimale des données de l’histoire, une certaine connaissance de Cervantès. C’est alors qu’on peut vraiment écouter la musique et comprendre cette interprétation de Don Quichotte que l’opéra propose

Jean-Yves MASSON.– Nous allons écouter cette scène de la lettre, extraite de l’acte 1 du Chevalier Imaginaire.

(Musique).

Philippe FÉNELON.– Évidemment, c’était une manière de tourner un peu en ridicule cette lettre de Don Quichotte.

Jean-Yves MASSON.– On entend bien dans cet extrait la juxtaposition des langues, le goût du pastiche, aussi.

Philippe FÉNELON.– De la fausse citation, puisque évidemment ce Monteverdi n’est pas du Monteverdi, c’est un « à la manière de » qui produit ici une rupture dans la dramaturgie. Dans le déroulement d’un opéra, il est pour moi toujours très intéressant de trouver des moments qui rompent la continuité de style, et j’aime bien travailler sur cette fragmentation. C’est la raison pour laquelle j’ai été en contact avec Marthe Robert lors de mon travail sur cette œuvre. Vous savez que Marthe Robert a écrit un célèbre essai intitulé L’Ancien et le Nouveau : de Don Quichotte à Kafka. En lisant ce livre, je suis tombé sur un passage très intéressant dont je me suis dit que mon conteur Sancho pourrait le reprendre à son compte, où Marthe Robert explique qu’à cinquante ans, Don Quichotte est un célibataire endurci, un passage qui éclaire bien le comportement de Don Quichotte avec les femmes, l’image qu’il s’en fait. Je contacte alors Marthe Robert qui me répond gentiment, et nous avons commencé à avoir des entretiens par téléphone. Elle m’a dit qu’en effet elle acceptait que j’insère un extrait de L’Ancien et le Nouveau dans mon livret, mais qu’elle voulait que le spectateur comprenne que ce passage était du Marthe Robert. J’ai dû lui expliquer que, dans un livret d’opéra, c’était très difficile à faire, à moins de sortir une pancarte à un moment donné qui proclame « l’extrait que vous entendez est tiré de tel ou tel texte » ! Le sens général est bien sûr important, en général le spectateur d’opéra le saisit. Mais quand on est en train d’écouter un opéra, vous le savez bien, il est très difficile de s’attacher avec précision à chaque mot, à toutes les nuances du texte. S’il s’agit d’un passage parlé c’est sans doute plus facile ; mais quand le texte est chanté, c’est pratiquement impossible. Cela dépend aussi de la tessiture : un baryton chante avec une voix très proche de la voix naturelle et il lui est plus facile d’être parfaitement intelligible. Mais tout à l’heure je vous ferai écouter un extrait des Rois chanté par une soprano colorature, et vous constaterez qu’il est absolument impossible de saisir le détail des mots. Dans les airs de la Reine de la Nuit chez Mozart, on comprend les trois ou quatre premiers mots, mais on ne comprend pas les soixante autres, c’est impossible, et ce n’est d’ailleurs pas nécessaire pour saisir parfaitement la situation. Donc, finalement, à mon grand désespoir, j’ai dû renoncer à citer Marthe Robert dans le livret du Chevalier imaginaire. Désespoir, dis-je, parce que c’était une traductrice extraordinaire, qui a su rentrer dans le monde de Kafka de manière saisissante. En tout cas, la chose ne s’est pas faite. J’ai juste inséré dans le programme l’extrait de L’Ancien et le Nouveau qui m’avait tant frappé. Mais voilà au moins un de mes premiers contacts avec une personnalité du monde de la traduction. 

Jean-Yves MASSON.– Le Chevalier imaginaire est au fond un opéra sur les livres, comme l’est Don Quichotte tout entier chez Cervantès  C’est un opéra sur le rapport aux livres. On le voyait bien dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig au Châtelet : il avait  montré la bibliothèque de Don Quichotte, matérialisé la présence du livre.

Philippe FÉNELON.– Le grand traumatisme que subit Don Quichotte, c’est évidemment quand on mure sa bibliothèque. En plus, ce sont ses proches qui le font. Ce sont la gouvernante, le curé et le barbier qui brûlent les livres de Don Quichotte et qui pour finir murent sa bibliothèque. Et c’est ce jour-là qu’il décide de partir à travers la plaine de Montiel, c’est d’ailleurs un chapitre extraordinaire chez Cervantès. Il y avait cette scène à la source de l’opéra, et puis l’idée que le conteur-rapporteur, très proche de Kafka, devenait pour finir l’enchanteur de l’histoire.
Quand j’ai écrit cette œuvre, il y a une vingtaine d’années, quelque temps après le début de l’écriture, je me suis mis à lire Nabokov et je suis tombé sur les cours de littérature qu’il a donnés à Harvard : j’ai découvert qu’il expliquait le personnage de Sancho comme étant un enchanteur. Je me suis dit : c’est bon, si Nabokov a pensé la même chose que moi… !

Jean-Yves MASSON.– À part le passage que nous venons d’entendre, c’est un opéra écrit en français, pour la scène française. Quel a été le rôle des traductions du Don Quichotte ? Tu lis et tu parles très bien l’espagnol.

Philippe FÉNELON.– Je vis à Barcelone.

Jean-Yves MASSON.– C’est la Catalogne, certes, mais quand même un territoire largement hispanophone. Tu aurais pu faire un Don Quichotte en espagnol. Avec le Faust de Lenau, tout récemment, tu as composé un opéra qui est en langue allemande, tu n’as pas traduit ou fait traduire Lenau.

Philippe FÉNELON.– Eh bien, je suis sans doute un peu revenu des traductions.

Jean-Yves MASSON.– Quelle était la traduction de Don Quichotte dont tu t’es servi ?

Philippe FÉNELON.– Celle de Louis Viardot, une traduction très connue du XIXe siècle, régulièrement réimprimée. Je n’ai pas voulu écrire cet opéra en espagnol à l’époque, peut-être parce qu’il y a une vingtaine d’années mon espagnol n’était pas encore suffisamment bon. Cervantès écrit une langue difficile pour les hispanistes eux-mêmes. La lettre à Dulcinée, l’extrait qu’on vient d’entendre, est difficile à traduire en français. Mais il me semblait que la langue espagnole, pour un opéra « contemporain » comme celui-là, n’était pas la langue idéale.

Récemment, on m’a demandé de concevoir un projet autour de Tchekhov. Il me semblerait absolument impensable de faire dire une phrase de Tchekhov en français en Russie, sauf si, à l’intérieur de ce projet, si par exemple il s’agissait d’une adaptation de La Cerisaie, on imagine que Lioubov arrive tout droit de Paris, puisqu’elle en vient, elle y repartira, etc. Elle pourrait donc parler français, on pourrait entendre du français à un moment donné. Mais Tchekhov n’a rien écrit de tel.

Il fat donc savoir ce que l’on veut traduire, pourquoi on a besoin de telle ou telle langue pour raconter telle ou telle histoire, c’est une question de rapport intime entre mots et musique aussi. Pas seulement à l’opéra, c’est la même chose quand il s’agit de poésie. Mais dans Le Chevalier imaginaire, je voulais que la lettre à Dulcinée soit en espagnol et qu’elle se détache du reste. Si j’avais conçu tout le livret en espagnol, la lettre n’aurait pas pu se détacher de cette façon et faire entendre la voix de Cervantès à ce moment-là précisément. En outre, dans cet opéra, il y a beaucoup de passages parlés. Il allait être créé à Paris… Bref, il y avait un tas de circonstances qui ont fait que j’ai désiré le faire en français.

Jean-Yves MASSON.– Quand même, ensuite, l’espagnol est traduit vers l’italien. Ce n’est pas tout à fait une traduction, c’est une sorte de mise en écho. Comment cette idée de passer à l’italien t’est-elle venue ?

Philippe FÉNELON – Dès le moment où j’ai su que la partie en italien serait un pastiche de la Lettera amorosa de Monteverdi. Il est rigoureusement impensable que quelque chose comme la Lettera amorosa ait été composé dans une autre langue que l’italien – en anglais, par exemple. Avec l’anglais, on irait vers tout autre chose. À partir du moment où le style de la musique était tel, où il s’agissait d’un hommage à la Lettera amorosa, ce passage ne pouvait être qu’en italien.

Jean-Yves MASSON.– Dans ton œuvre en général, on constate une fascination constante pour les langues étrangères, qui est perceptible rien qu’en parcourant les titres des œuvres. Il y a des titres en anglais, Next Day, Winter Nights, ou encore In Darkness, qui est un oratorio construit sur un montage de textes…

Philippe FÉNELON.– …de Shakespeare, oui, et d’auteurs de la période élisabéthaine.

Jean-Yves MASSON.– Il y a le catalan : Diagonal est le nom d’une avenue de Barcelone.

Philippe FÉNELON.– Il s’agit d’une œuvre instrumentale, il n’y a pas de texte. Effectivement, beaucoup de titres sont dans d’autres langues que le français. Mon rapport à la langue est un rapport très libre, j’aime circuler entre les langues. De toute façon ce n’est pas seulement le sens des mots qui met en marche l’imagination musicale. J’ai par exemple beaucoup travaillé avec le poète Joseph Guglielmi, qui m’a laissé absolument libre de faire ce que je voulais de ses textes. Ses poèmes, ses livres se caractérisent souvent par une mise en page particulière, il travaille beaucoup sur l’agencement des mots sur la page. Je suis donc parti de la mise en page de ces poèmes pour écrire la musique. Ce n’est pas que la musique correspondait à la mise en page, non, mais j’ai conçu la musique comme une autre mise en page de cette poésie, sans qu’elle en soit l’illustration. L’aspect visuel d’un texte peut être un facteur déterminant.
Mais il n’y a pas de recette, et il faut se méfier des procédés. Je me souviens qu’un jour, chez Messiaen, un Américain avait apporté une pièce composée à partir d’une gravure de Piranèse. En fait, la musique était écrite sur une grande feuille, et de loin on avait l’impression que les notes reproduisaient la gravure. C’était une idée, rien d’autre. La partition était jolie à regarder, mais à entendre, cela donnait quelque chose d’épouvantable ! Messiaen disait toujours qu’il fallait faire très attention à la relation entre l’œil et l’oreille, qui, pour un musicien, est essentielle ; mais il l’entendait de manière plus subtile que cela.

Jean-Yves MASSON.– Je reviens à mon idée première qui est ce rôle des titres étrangers : donc l’anglais, le catalan, l’itaolien aussi avec des titres comme Omaggio, Per archi, Notti, ou Cadenza, sans même oublier le latin (…Et nunc…, une œuvre de 1979 pour ondes Martenot et percussions). Tu as donc le goût des langues, et je ne trahis pas un secret en disant que, parallèlement à la musique, tu as étudié le bulgare aux Langues Orientales.

Philippe FÉNELON.– C’est qu’au départ, je ne pensais pas devenir exclusivement musicien !

Jean-Yves MASSON.– Donc, multiplicité des langues que l’on retrouve dans l’œuvre, dans le goût de mettre en musique des textes en langues étrangères, on va en parler dans un  instant avec notamment Rilke, bientôt le Faust de Lenau, et puis avec Les Rois. Dans quelle mesure ta musique induit-elle cette variété des langues ? Est-ce une forme de nostalgie pour l’époque où la carrière de compositeurs comme Mozart ou Haendel se déroulait dans plusieurs pays, avec des œuvres en plusieurs langues, où la musique avait une dimension internationale qu’elle a perdue avec le romantisme, d’une certaine manière ? Dans ta génération, est-ce que c’est une chose importante de lutter contre la dimension exclusivement nationale de la musique, qui avait été une grande préoccupation pendant tout le dix-neuvième siècle et, pour certains compositeurs, pendant au moins la première partie du vingtième ?

Philippe FÉNELON.– Après les années 50-60, au début des années 70, pour les gens de ma génération, tous ceux qui ont donc autour de 50 ans aujourd’hui, les interdits de Darmstadt nous étaient complètement égal. Pourquoi interdire, finalement ? Donc aller seulement dans une direction, dans la direction du sérialisme et de la langue allemande, ou parfois, à petites doses, de la langue française ? C’était là quelque chose qui ne nous concernait pas. Sans nous concerter, sans former d’école, nous nous sommes sentis complètement libres. Nous nous sommes retrouvés évidemment, quinze ans plus tard, à avoir eu tous plus ou moins…je ne dirais pas « le même parcours », parce que les parcours ne sont jamais identiques, mais enfin des cheminements qui étaient très proches, très semblables, avec ces caractéristiques communes que sont une grande liberté par rapport à la langue, au choix de la langue, et surtout le désir de composer pour l’opéra, qui nous est apparu finalement comme une forme-reine, comme la musique à son maximum.  Quel est le rêve de tout compositeur aujourd’hui ? C’est de voir un de ses opéras joué à l’Opéra de Paris. Je le dis en toute simplicité.

Jean-Yves  MASSON.– Et c’est ton cas.

Philippe FÉNELON.– Oui, mais je n’ai jamais pensé que cela allait m’arriver, je n’ai pas fait des pieds et des mains pour ça. On aime bien les anecdotes, en général : donc, en voici une. Un jour, le téléphone a sonné chez moi et on m’a dit : « C’est le secrétariat du directeur de l’Opéra de Paris, il voudrait vous rencontrer. » J’ai pensé que des copains me faisaient une blague ! Je n’ai pas répondu. Je me suis dit : qu’est-ce que je fais ? Il était neuf heures du matin. J’ai rappelé, et en fait c’était vrai. Je ne connaissais absolument pas Hugues Gall, je l’ai rencontré à ce moment-là, et ensuite il y a eu toute l’histoire que l’on connaît autour de Salammbô.
Mais d’un autre côté, il n’y a pas de hasard. Très tôt, déjà quand j’étais chez Messiaen, et même avant, je m’intéressais à l’opéra, au phénomène de la voix. Je suis resté trois ans à étudier avec Messiaen, qui répétait : « On ne peut plus écrire de quatuors à cordes, et encore moins d’opéras. »

Jean-Yves MASSON.– Il a lui-même fini par écrire un opéra, malgré tout.

Philippe FÉNELON. – Oui ! Il n’a pas écrit de quatuors à cordes, parce qu’il disait qu’après Bartók on ne le pouvait plus. Mais il a fini par écrire un opéra. Saint-François d’Assise, est-ce un opéra ? C’est encore une autre question, on pourrait en discuter longtemps. Bref, quand vous entendez énoncer des oukases de ce genre, que vous êtes encore jeune, que celui qui les assène est un compositeur à juste titre très respecté, il est très difficile d’aller contre la parole d’un tel maître. Donc, il faut sortir de son influence – heureusement, j’en suis sorti assez vite. Et déjà à ce moment-là, j’étais passionné par l’opéra. Et je dois dire qu’à chaque fois que j’en parlais à la classe – évidemment, entre les élèves, il était de bon ton de maintenir le grand interdit portant sur l’opéra, c’était au milieu des années 70 – Messiaen écoutait, je ne dirai pas qu’il me défendait, mais il était toujours très respectueux de ma position concernant l’opéra. C’est vrai que j’y allais beaucoup, dans la loge réservée à l’époque aux élèves du Conservatoire de Paris.

Jean-Yves MASSON.– On peut raconter aussi que le voyage à Bayreuth a eu une valeur initiatique, quand tu avais dix-sept ans.

Philippe FÉNELON. – Oui. Ce sont des anecdotes que j’ai déjà racontées, mais qui sont importantes, c’est vrai. Cet ancrage dans l’histoire de l’opéra a été primordial. Mais enfin, un jour, certains compositeurs se sont dit que c’était quand même un moyen de se faire connaître très rapidement, ils ont commencé à remarquer que la continuité n’était pas rompue, qu’en fait la tradition de l’opéra ne s’était jamais  arrêtée. On n’a jamais cessé d’en composer, Il fallait seulement accepter de considérer à leur juste valeur de grands compositeurs comme Poulenc, dont Dialogues des Carmélites est l’un des opéras les plus joués au monde. C’est une oeuvre parfaitement cohérente avec le style de Poulenc, évidemment – mais le « style », en musique, ça ne veut pas dire grand-chose. On me pose souvent la question : « Quelles musiques aimez-vous ? Pourquoi écoutez-vous telle ou telle musique ? » En fait, je n’ai pas de préférences. Cela dépend du jour, cela dépend des gens que je rencontre, cela dépend des projets sur lesquels je travaille, cela peut dépendre d’un chanteur ou d’une chanteuse. Tout est possible, tout est ouvert, il ne faut pas avoir d’œillères, et je crois que cette liberté m’a permis de tracer mon chemin sans préjugés, en explorant des voies très diverses. C’est la même chose avec les langues : en effet, si on me demandait aujourd’hui d’écrire en bosniaque ou en hindi, et qu’il y ait une raison sérieuse, de le faire,  je le ferais sûrement.

Jean-Yves MASSON.– Venons-en à l’opéra suivant, le suivant dans l’ordre chronologique de la composition, puisque ce n’est pas l’ordre dans lequel le public a découvert tes œuvres, Les Rois, opéra composé au milieu des années 80 – si je ne me trompe, en 1987-1988 – n’a été créé qu’en 2004 à Bordeaux. C’est une œuvre d’après Julio Cortázar, ce qui va nous amener à parler…

Philippe FÉNELON.– … de Laure Bataillon, oui, la traductrice attitrée de Cortázar, la fondatrice des Assises et la première présidente d’ATLAS, qui m’avait traduit deux textes pour cet opéra. Et je suis bien entendu parti de sa traduction de Los Reyes, publiée chez Actes Sud.  Le projet des Rois était en fait une « demande » [cela n’a jamais, hélas été une commande !] de la Biennale de Venise, qui m’avait donné carte blanche pour écrire un opéra. Quand un festival aussi prestigieux vous donne carte blanche, évidemment, vous n’écrivez pas pour un chanteur, une guitare et deux flûtes. J’ai donc imaginé une grande machine, un opéra qui durait trois heures, avec de nombreux personnages, deux chœurs, de l’électronique, bref tout ce que peut offrir un festival de premier plan. Et tout est allé très bien jusqu’au jour où les organisateurs de la Biennale m’ont dit : « Finalement, on n’a pas les moyens. On vous propose de programmer un concert de musique de chambre à la Fenice » !

(Rires.)

Sauf que l’œuvre était écrite ! 500 pages d’orchestre, c’est vraiment beaucoup, beaucoup de travail. Une fois que l’œuvre a été demandée par un organisme, vous ne pouvez pas la proposer facilement à quelqu’un d’autre. Cela prend beaucoup de temps. Donc, entre cette Biennale de Venise en 1988 et la création en 2004, seize ans se sont écoulés ! Mais je dis toujours qu’il faut avoir de la patience. De très nombreux compositeurs, dans l’histoire de la musique, ont attendu plus longtemps. Je crois que Saint-Saëns a attendu quelque chose comme vingt-deux ans pour voir jouer Samson et Dalila. Tant qu’une œuvre est dans les tiroirs, elle n’existe pas, bien entendu. Mais le jour où on arrive à la faire entendre, elle prend son essor. Et finalement il n’y a pas d’œuvre méconnue que l’on ne puisse faire découvrir tôt ou tard. Il faut donc avoir confiance et ne jamais se dire qu’on a travaillé pour rien, même s’il y a des moments difficiles.
Le projet initial était très compliqué, le texte de Cortázar n’en était que la partie centrale. Il y avait en plus une aventure de Télémaque, et l’histoire de Thésée et du labyrinthe.

Jean-Yves MASSON.– Il faut peut-être expliquer à nos amis ici présents qu’il s’agit d’une pièce sur le Minotaure et sur le Labyrinthe.

Philippe FÉNELON.– À l’origine, j’avais conçu quelque chose de beaucoup plus monumental, et puis, en travaillant sur la traduction de Laure Bataillon, je me suis dit : est-il bien nécessaire d’ajouter tout cela autour ? Peut-être suffit-il de se plonger vraiment dans le texte de Cortázar et de ne mettre en musique que le texte de Cortázar, ce que j’ai fait, finalement. Et à l’occasion de plusieurs dîners chez Aurora Bernárdez, la femme de Cortázar, j’ai fait la connaissance de Laure Bataillon et de son mari Philippe, qui est ici. Et nous avons commencé à parler de ce projet, j’ai donné à Laure l’adaptation que j’avais faite en français, puisque à l’époque je travaillais sur le texte français, et j’ai dit : il me manque juste deux choses, c’est que Pasiphaé n’apparaît pas dans le texte de Cortázar, et à deux moments de l’opéra j’aurais besoin de la faire apparaître. J’aurais besoin de deux autres textes cqui sont le Discours de la Mandragore que Cortázar cite dans Marelle, et Les Ruines de Cnossos, un poème de Sauf le Crépuscule qui n’était pas encore traduit. Tout cela était en espagnol et je voulais le faire entendre en français, justement. Laure Bataillon m’a donc traduit ces deux textes.

J’ai avec moi ici deux lettres de Laure qui sont intéressantes et dont je vous cite un passage: « L’idée de faire apparaître Pasiphaé est belle et la feuille jointe où sa voix alterne avec le chœur me paraît efficace et forte. Le découpage des interventions du chœur me semble très bien. Je souligne au passage une chose qui était très chère au cœur de Julio : Ariane est une figure tutélaire, tendre, blessée comme le Minotaure. Julio aimait avoir trouvé qu’elle donnait le fil à Thésée pour que ce soit le Minotaure et non pas lui qui trouve le chemin vers elle. La scène où Ariane dit : “Viens, frère, viens, amant, enfin” importait à Julio. »

Laure Bataillon ajoute qu’elle a traduit Rayuela, toute l’œuvre, en fait, à part cinq ou six nouvelles, et le texte que je lui signale, c’est le Discours de la Mandragore, dans Isabelle d’Égypte d’Achim von Arnim, qu’elle m’a traduit spécialement à ce moment-là. Il y avait aussi le problème du titre, parce que si j’intitulais cet opéra Les Rois, en reprenant exactement  le titre de Cortázar, cela ne convenait pas. Du coup, elle me disait qu’elle réfléchissait aussi au titre : « Je n’arrive pas, pour l’instant, à penser à autre chose qu’à la fille de Minos et de Pasiphaé. La fille de Minos ferait sans doute la part trop belle à Ariane, même si, pour Julio, elle était la raison d’être du Minotaure. Cnossos, je retrouve ce terme de monstruo que Julio aimait. Est-ce qu’il ne faut pas chercher autour de ce terme ? »

A un dîner, un soir, Laure arrive. Je lui dis : « J’ai trouvé le titre, c’est vraiment bien d’en avoir parlé ». Elle me dit : « Ah bon, ah bon ? C’est magnifique ! Qu’avez-vous trouvé ? »  Et j’ai dit : « C’est Les Rois ». Il fallait avoir fait tout un détour pour arriver à cette conclusion que, finalement, le titre de Cortázar était le meilleur.

Je voudrais juste vous faire entendre deux minutes de cet opéra pour vous faire comprendre que, traduction ou pas, un certain style de chant rend les choses difficiles à comprendre pour l’auditeur. C’est Pasiphaé qui chante, et il s’agit d’une apparition, car elle est morte, bien sûr, au moment où se déroule l’histoire ; Pasiphaé est la mère d’Ariane et dans cet opéra elle revient la conseiller ou lui porter secours ; le texte à entendre est celui-là, pris dans le chapitre 126 de Marelle : « Pourquoi, avec tes enchantements infernaux, m’as-tu arrachée à la tranquillité de ma première vie ? Le soleil et la lune brillaient pour moi sans artifices. Je m’éveillais parmi de paisibles pensées et au matin je repliais mes feuilles pour faire mes prières. Je ne voyais rien de mal, car je n’avais pas d’yeux. Je n’entendais rien de mal, car je n’avais pas d’oreilles. Je me vengerai. »

(Musique.)

Vous voyez que ce qu’elle raconte est très difficile à comprendre, du fait même de la tessiture aiguë de la cantatrice.

Jean-Yves MASSON.– Dans quelle mesure, dans un tel cas, faut-il mettre des surtitres pour que le public sache exactement ce que dit le texte ?

Philippe FÉNELON.– Justement, s’agissant d’un texte déjà difficile à comprendre sous sa forme originelle, à la simple lecture, et qui exige une certaine concentration en raison de son contenu philosophique, est-il bien nécessaire de le donner à lire en surtitres ? Je crois qu’il est plus important de comprendre le caractère et la valeur esthétique du personnage à ce moment-là, à savoir qu’il s’agit d’une apparition. Pour l’action, ce qu’elle raconte n’est pas essentiel ; elle est morte, elle est la mère d’Ariane, le spectateur se doute bien qu’elle doit lui raconter quelque chose qui la met sur une certaine voie, ou qui l’en détourne, peu importe. L’œuvre demande à être réécoutée, aussi, elle n’a pas à tout livrer d’un seul coup, l’important est que l’attention du spectateur ne faiblisse pas, et c’est à la musique d’y veiller.

Jean-Yves MASSON.– C’est donc une manière de laisser le premier rôle à la musique.

Philippe FÉNELON.– Oui, et le rôle de la musique aussi est de permettre d’abord au compositeur, quand il écrit, et aussi au public, de s’identifier aux personnages, qu’ils soient bons ou méchants, il ne s’agit pas de morale. Mais la musique est faite pour qu’on l’aime – celle-là, en tout cas –, et c’est une musique réfléchie, avec un sens qui parfois dépasse le compositeur au moment où il l’écrit. On se laisse porter par un monde que l’on essaie de construire, dans lequel il faut trouver une architecture qui se tienne, et c’est cela le plus difficile.
Je pense que, parfois, la tâche de la traduction, c’est aussi de trouver le sens général, en allant à l’essentiel.

Jean-Yves MASSON.– Il n’y a pas de rupture chez toi entre les œuvres destinées à la scène et d’autres qui ne le sont pas mais qui ont quand même une dimension narrative, qui s’organise selon une certaine dramaturgie. Je pense par exemple aux Mythologies, dont on peut trouver facilement l’enregistrement, et qui s’inscrivent bien dans la continuité de la fascination pour le mythe qui t’a poussé à écrire Les Rois. Ce sont quatre histoires : La colère d’Achille, Orion, Hélios et Ulysse, qui forment une dramaturgie, un parcours cernant l’esssnce même de la mythologie.

Philippe FÉNELON.– J’ai en mémoire un passage des Mythologies de Roland Barthes qui dit : « Toute mythologie est mythologie, donc pourquoi pas la mythologie à partir de la mythologie » – la vraie, celle à laquelle on donne un sens. C’est vrai que la musique nous raconte toujours quelque chose. La musique n’est pas quelque chose qu’on lance dans le vide. La musique abstraite n’existe pas. La musique la plus abstraite que l’on puisse entendre nous parle toujours de quelque chose. De quelle façon, je ne sais pas. Cela dépend de chacun, sans doute, de ce que l’on connaît de la musique en général.

Jean-Yves MASSON.– Il n’y a pas de musique pure ?

Philippe FÉNELON.– Non, cela n’existe pas. Cela me fait rire, quand j’entends le lieu commun : « Bach, musique pure ». Non ! Que l’on dise que L’Art de la fugue est une musique ardue, grave à entendre parce qu’il y a un nombre incalculable de fugues toujours dans la même tonalité, sans modulation, etc., que donc il s’agit d’une œuvre austère, d’un monde difficile à comprendre, oui. Mais dans ce monde, si on l’écoute d’une façon non passive, mais de la façon dont l’écoutait justement Cortázar —, on y trouvera comme lui de quoi construire toute une histoire. Je suis en train de réaliser un film sur la première femme de Cortázar, la grande traductrice Aurora Bernárdez, traductrice de Camus, de Sartre, de Calvino, de Roger Martin du Gard, de Nabokov, et bien d’autres encore. Elle explique très bien dans ce film comment Julio écoutait la musique : la plupart du temps avec un casque, parce qu’il ne voulait absolument pas que d’autres bruits interfèrent avec la musique. Il disait que c’était cela, l’attention et le respect le plus grand qu’il fallait avoir pour toutes les musiques, y compris bien sûr le jazz. Il aimait les boléros et toute la musique populaire, comme tous nous l’aimons, mais tout est dans la manière d’écouter les choses. La musique de fond, c’est ce qu’il y a de pire : or nous sommes envahis par les musiques de fond. Les gens mettent de la musique en repassant leur linge, – je ne sais pas pourquoi je prends cet exemple, mais peu importe. On fait la cuisine et on met de la musique ! Il faut faire l’un ou l’autre : repasser, faire la cuisine, ou écouter de la musique. Personnellement, je ne peux pas écouter du Mozart ni quoi que ce soit d’autre en bruit de fond. C’est la pire injure : on peut écouter ce qu’on veut, mais alors, il faut l’écouter vraiment.

Jean-Yves MASSON.– C’est ce que dit fort bien Thomas Bernard : la musique s’est terriblement banalisée, et même, on nous l’impose où que nous allions. Quand on choisit soi-même de l’écouter, c’est une chose. Mais on ne peut pas rentrer dans un supermarché, on ne peut pas prendre un taxi, on ne peut pas aller dans un restaurant sans que l’on nous serve de la musique, ce qui aboutit à la banaliser.

Philippe FÉNELON.– Je voudrais en venir à une autre question évoquée par Laure Bataillon dans la lettre dont j’ai lu un extrait tout à l’heure, et qui va vous intéresser. Elle m’écrit : « En réponse à une de vos questions sur ma participation au contrat de l’œuvre chantée » –  elle dit, pour résumer, qu’elle pense que c’est à Carmen Balcells, l’agent littéraire, et à la SACEM de s’en occuper – et elle ajoute : « puisque Actes Sud n’a plus les droits sur Les Rois, rien ne presse. Le cas échéant, etc… » C’est l’occasion de dire ici que les traducteurs d’une œuvre doivent participer aux négociations sur son adaptation. Quand un opéra est tiré d’une œuvre que vous avez traduite, et bien entendu aussi si vous avez la chance de traduire des livrets d’opéras, il faut savoir que les traducteurs peuvent participer au contrat, mais que c’est toujours une question individuelle, une négociation au coup par coup. Les contrats-types n’existent pas, nulle part, jamais, pour rien. C’est à vous, individuellement, de discuter de ce que vous voulez par rapport à ce que vous êtes en train de faire. Sur les sous-titres ou surtitres, c’est peut-être encore différent, mais en tout cas, pour des cas comme celui-ci, c’est très clair. (Et dans ce qu’elle m’écrivait, Laure se trompait, ce n’est pas la SACEM qui gère les droits pour le texte, c’est la SACD.)

Jean-Yves MASSON.– On voit bien comment Laure Bataillon a accompagné ton travail sur le texte qu’elle avait eu la charge de traduire. Elle a continué de l’accompagner vers cette autre incarnation qu’est un opéra.
Si nous restons dans le domaine des auteurs sud-américains, et même argentins, il y a d’autres allusions subtiles dans ta musique : je, pense à l’œuvre intitulée Maipú 994, par exemple. 

Philippe FÉNELON.– Je ne sais pas si cela évoque quelque chose à quelqu’un ici : c’était l’adresse de Borges à Buenos Aires. J’ai écrit cette pièce à partir d’un tango de Carlos Gardel, Mi Buenos Aires querido, tango extrêmement célèbre que j’avais cité d’abord au début de l’œuvre, puis que j’ai finalement mis simplement en exergue, comme une sorte de souvenir. J’en avais parlé avec Aurora Bernárdez, je lui avais dit : « J’attends l’enregistrement pour pouvoir l’envoyer à Borges. » Arrive enfin le disque où cette pièce est enregistrée. Je fais donc une grande lettre à Borges pour le lui envoyer. Il était au courant de son existence. Il ne savait pas lire la musique, et de toute façon, étant aveugle, il n’aurait pas pu la lire, il n’y avait donc pas d’autre moyen de la lui faire connaître que de lui envoyer un enregistrement. Ma lettre faite, je vais à la poste, je poste le paquet, je rentre à la maison, j’allume la radio : Borges  venait de mourir.

Jean-Yves MASSON.– Je parlais de tes œuvres qui s’organisent selon une dramaturgie, c’est le cas de l’œuvre récente que tu as consacrée à Rilke : Dix-Huit Madrigaux, qui sont écrits sur des extraits des Élégies de Duino. Ils ont d’ailleurs été présentés sous forme scénique, dans une mise en scène de Carmelo Agnello, à l’Opéra de Nancy. Or ce n’était pas au départ un spectacle destiné à l’opéra, mais une œuvre conçue pour le concert ; et finalement, la scène s’est imposée. Je pense que c’était la première fois que tu mettais en musique des textes  en allemand ?

Philippe FÉNELON.– Je venais d’enregistrer le disque des Mythologies quand Alain de Chambure me dit : « Il n’y a pas tellement de compositeurs qui se sont intéressée aux Élégies de Duino. Est-ce que tu ne voudrais pas faire quelque chose dessus ? » Je prends une des traductions les plus connues, celle d’Angelloz, qui n’est pas forcément la meilleure, et je commence à faire un petit montage. Avec Jean-Yves Masson, nous avions déjà travaillé sur Salammbô, et c’était après Salammbô, une aventure épuisante, une sorte de grande machine infernale avec plusieurs centaines de personnes travaillant sur ce projet à l’Opéra de Paris. Après cela, j’ai eu envie de revenir à la source, une envie de retour à l’origine, à une musique très calme, dépouillée, donc d’écrire une musique plus retenue, en fait.

Jean-Yves MASSON.– L’esthétique des Madrigaux est très dépouillée, en effet. En outre, ce sont des fragments. Tu n’as pas voulu mettre en musique la totalité du texte, ni une seule élégie intégralement par exemple.

Philippe FÉNELON.– Non. La totalité, c’était impensable. Et une seule élégie, c’était se priver de la progression de l’ensemble, qui est fondamentale par sa richesse. Je voulais prendre les thèmes essentiels qui reviennent au fil des dix poèmes du cycle, c’est-à-dire le héros, l’arbre, le fameux ange dont Rilke a dit qu’il n’était pas un ange chrétien, et essayer de construire une dramaturgie à partir de cette œuvre. À ce moment-là, je  déjeuner avec ce garçon qui est assis devant vous à côté de moi, et il me dit : « Je t’ai apporté quelque chose, mais qu’est-ce que tu fais, en ce moment ? » Je lui réponds : « J’ai commencé un projet à partir des Elégies de Rilke », et Jean-Yves me sort sa traduction des Elégies  qui venait de paraître à l’Imprimerie Nationale ! On en est restés l’un et l’autre bouche bée.

Jean-Yves MASSON.– C’était une belle coïncidence !

Philippe FÉNELON.– Du coup, j’ai dit à Jean-Yves : puisque tu connais parfaitement ce texte, quels sont les thèmes essentiels sur lesquels je pourrais travailler ? Et cela a été une sorte de collaboration sur le découpage de cette œuvre.

Jean-Yves MASSON.– Je peux ajouter quelque chose, puisque j’ai joué un petit rôle en effet : ce qui m’a paru légitime dans le fait de mettre en musique des extraits, c’est que Rilke lui-même avait travaillé de cette façon pour les écrire. C’est-à-dire que les Élégies (que j’ai traduites sous un titre un peu différent du titre le plus connu, puisque je les ai appelées Elégies duinésiennes, en m’autorisant d’un prédécesseur qui était Pierre Klossowski) ont été écrites pour une part par collage de fragments, en tout cas par strates successives. Il y a tout un travail de préparation, tout un travail d’atelier avec des esquisses successives que l’on connaît bien. Certaines élégies ont été écrites d’un trait, mais d’autres sont faites de séquences de trois à dix ou douze vers que Rilke a jetées sur le papier, qui ont été collées, parfois déplacées d’une élégie à l’autre. Il n’est donc pas illégitime d’en retenir certains fragments.
Pour terminer notre entretien, nous avons pensé nous pouvions vous faire entendre l’un au moins des Madrigaux, le troisième : Stimmen, stimmen, (Des voix, des voix…)

(Musique.)

Jean-Yves MASSON.– Ce que l’on n’entend pas dans ce court extrait, c’est que ces Dix-Huit Madrigaux proposent aussi une alternance entre des pièces vocales et des interludes purement instrumentaux, et d’autre part que les instruments qui ponctuent le parcours des voix interviennent sont des instruments baroques.

Philippe FÉNELON.– Oui, un trio à cordes de musique baroque. Il s’agit d’instruments qui n’ont pas de cordes métalliques, mais des cordes en boyau. Jouer sur des cordes en boyau est beaucoup plus difficile que de jouer sur des cordes métalliques modernes où l’attaque est très précise. Sur les cordes en boyau, il est plus difficile de préciser l’attaque, donc cela donne un son plus rond. Il y a aussi un théorbe, instrument-roi à la Renaissance. Ce que je voulais, c’était une coloration archaïque, une sonorité plus âpre, en conformité avec ce désir de retour à l’origine dont j’ai parlé. C’est une œuvre qui a été donnée de nombreuses fois, dans beaucoup de lieux, et on n’est pas obligé de la jouer intégralement, on peut n’en donner que des extraits, c’est prévu, et on peut se passer des instruments si on le souhaite.

Jean-Yves MASSON.– On peut choisir son parcours dans l’œuvre.

Philippe FÉNELON.– Oui, on peut donner des exécutions fragmentaires, mais toujours en respectant l’ordre des madrigaux.

Jean-Yves MASSON.– Ce qui donne des versions plus ou moins longues.

Philippe FÉNELON.– C’est ce qu’ont fait de nombreux interprètes, ils les mettent dans des programmes qui comprennent également des madrigaux de Monteverdi, cela a été fait aussi avec des œuvres de Schumann. Le moment le plus frappant, dans la dernière élégie, c’est quand il montre les étoiles dans le royaume des morts qui ressemble pour lui à l’Égypte : il invente des constellations imaginaires, il leur donne les noms, et puis finalement :il conclut en se demandant pourquoi l’homme est toujours en train de regarder vers le haut, même après sa mort. Ne devrait-on pas plutôt regarder vers la terre, regarder ce qui tombe, les chatons du noisetier. Il est tellement plus important de regarder devant nous et en nous que de chercher la vérité dans le ciel.

Jean-Yves MASSON.– Est-ce que c’est cette pesanteur que traduit le son plus épais, moins cristallin, des instruments anciens ?

Philippe FÉNELON.– C’est possible, je ne sais pas. Dans les Sonnets à Orphée il parle de la musique, il se demande où va la voix une fois qu’elle s’est tue, où est la musique une fois qu’on l’a entendue. Elle n’est nulle part ailleurs qu’en nous. Rilke a une image très belle dans ces Sonnets, celle de colonnes qui maintiennent l’édifice de la musique qui est au-dessus de nous. Je trouve que cette image est absolument merveilleuse pour un musicien. Nous sommes ces colonnes du temple.

Jean-Yves MASSON.– C’est aussi le thème du poème que tu as choisi pour ton quatuor à cordes avec voix.

Philippe FÉNELON.– Oui, et c’est vrai que cette image, si l’on y pense, est non seulement très originale, mais permet aussi, quand on est musicien, d’avoir une approche et surtout un comportement moins primitif par rapport à la musique que l’on écrit : je veux dire que la musique prend appui sur nous, c’est nous qui la soutenons. Donc, peu importe après tout si l’on entend de la mauvaise musique dans les supermarchés. Nous, nous savons que nous avons cet édifice au-dessus de nous qui, comme dans les nuages, nous protège au moins un peu.

Jean-Yves MASSON.– Le rapport à la langue allemande a commencé à se nouer pour toi, semble-t-il, avec ton travail sur les Dix-huit Madrigaux.  Il n’y avait pas eu de textes allemands mis en musique par toi avant, me semble-t-il. C’est à partir de là qu’il y en a eu, depuis.

Philippe FÉNELON.– Oui, beaucoup.

Jean-Yves MASSON.– D’où vient cette fascination finalement retardée pour la langue allemande, avec notamment l’opéra qui va être joué en mai, une adaptation du Faust de Lenau. À la base, ce n’est pas une pièce de théâtre, c’est un long poème où interviennent des passages dialogués.

Philippe FÉNELON.– Oui, il y a 24 chapitres. Le Faust de Lenau n’a jamais été utilisé pour un opéra, seuls quelques extraits ont été mis en musique. C’est un texte extrêmement disparate, dans le bon sens du terme.

Jean-Yves MASSON.– Et l’opéra suivant sera encore – ai-je le droit de le dire ? –un opéra inspiré d’une œuvre allemande.

Philippe FÉNELON.– Oui, un opéra tiré de la Judith de Hebbel.

Jean-Yves MASSON.– Vas-tu devenir un compositeur germanophone ? Grâce à la conférence de Christian Doumet hier, nous avons pu nous demander comment il était possible ou non de traduire la musique avec des mots. À l’inverse, mettre en musique un texte, n’est-ce pas effectuer un travail de traduction, ou faut-il dire de translation, de transposition ? Quel est le rôle de la musique par rapport à la poésie, surtout quand on met en musique une langue qui n’est pas sa langue maternelle ?

Philippe FÉNELON.– Franchement, je crois que je préfère ne pas me poser de telles questions, parce que la musique fait peut-être autre chose que « traduire ». C’est vrai que le sens du texte intervient évidemment, et la sonorité de la langue. Et que le travail du musicien sur un texte est un peu tout ce que tu viens de dire. Tout est mélangé, quand on écrit la musique ! Et ce n’est pas au compositeur d’analyser lui-même ce qu’il a fait. Il y a sûrement une relation avec le texte choisi qui fait que l’on essaye au fond de le désarticuler par la musique, puisque le texte chanté (ou même parlé sur de la musique) est rarement proche de la parole naturelle, pour ainsi dire jamais.  Le rapport au texte qu’on met en musique est toujours un peu ambigu. On vient d’écrire musicalement cette phrase chantée. Qu’y a-t-il derrière ? Est-ce un commentaire, une prémonition, une préfiguration, est-ce que c’est autre chose ? une fragmentation ? Messiaen, par exemple  fait beaucoup dans la fragmentation, même s’il disait le contraire, que sa musique n’était pas du tout une musique fragmentée. Quand on l’analyse, on voit qu’elle est quand même construite comme ça. Je n’ai pas la réponse. Vraisemblablement, ce que j’ai dit tout à l’heure par rapport à une expression dramaturgique qui sous-tend toutes les œuvres que j’écris, ne concerne pas seulement moi. Si j’écoute Le Marteau sans Maître de Boulez, ou si j’écris une pièce pour instrument seul, « sans programme » comme disait Berlioz, qu’est-ce que cela signifie quant à mon intention ? À la fin, il y aura quand même une narration. La musique, de toute façon, raconte, puisqu’elle se déroule dans le temps…

Jean-Yves MASSON.– Tu n’as pas répondu à ma question sur la fascination de la langue allemande, qui est si présente dans ton œuvre.

Philippe FÉNELON.– Je dirais peut-être plutôt la dé-fascination.

Jean-Yves MASSON.– C’est-à-dire ?

Philippe FÉNELON. – C’est lié à l’histoire de mon père, à la déportation. C’est une composante très forte de ma vie.

Jean-Yves MASSON.– Tu as apprivoisé la langue allemande.

Philippe FÉNELON.– J’ai dû m’en rapprocher. J’ai étudié l’allemand en première langue au lycée, mais ce n’est pas une raison. L’allemand est une langue fascinante pour la musique, extraordinaire à chanter. L’italien aussi, le français aussi, mais il y a une espèce de gradation d’uue langue à l’autre, les qualités sonores de l’allemand sont très grandes.

Jean-Yves MASSON.– C’est une question qu’évoque Yves Bonnefoy dans la préface qu’il vient d’écrire pour le dernier tome des poèmes d’André Frénaud, dans la collection Poésie-Gallimard : il rappelle que c’est à la fois le défaut et la chance de la langue française que de ne pas avoir d’accent tonique sur les mots. Nous avons des accents, mais ce sont des accents de phrase, pas des accents fixes que portent les mots comme dans ces langues accentuées que sont l’allemand, le russe, l’italien  l’anglais, etc. Est-ce que l’intérêt de l’allemand pour le musicien vient de ses accents toniques particulièrement marqués ?

Philippe FÉNELON.– Cela dépend. Vous venez d’entendre les Madrigaux qui sont écrits dans un style complètement dépouillé, très serein et calme. La langue allemande le permet parfaitement aussi. Bien entendu, j’écris aussi des pièces de pyrotechnie musicale qui déménagent dans tous les sens, avec des bruits partout, de l’électronique, des choses compliquées. Justement, la liberté  que je revendique consiste à pouvoir écrire dans ces styles divers, selon le projet que je poursuis. Je ne suis pas comme certains compositeurs qui ont une ligne et qui écrivent la « même » musique toute leur vie.
U
n compositeur peut travailler dans n’importe quel style de musique, comme on peut se livrer dans un texte à n’importe quel pastiche. C’est la même chose. On peut traduire aussi « à la manière de », c’est évident. Pour rester dans nos réflexions sur les qualités musicales de la langue, je dirai que le français  pose un problème majeur à un compositeur, ce sont les « e » muets. Je cite encore une lettre de Laure Bataillon. Elle m’écrivait à propos de Cortázar : « Voici la traduction que j’ai essayé d’établir pour un texte chanté, c’est-à-dire, je suppose, sans trop d’e muet final », parce qu’elle avait compris qu’en français c’est ce qu’il y a de plus difficile : « je suis né-e ici », comme dans Pelléas, c’est très compliqué à faire chanter. Est-ce qu’on le fait chanter, est-ce qu’on ne le fait pas chanter ? Dans les écoles de chant moderne, on a tendance à l’escamoter parce que cela crée un style extrêmement suranné. En chantant, on peut démarrer une phrase sur un mot comme « mais », alors que commencer par « je » est plus difficile. On a besoin d’un appui, le français en offre moins que d’autres langues. Et évidemment, dans la langue allemande, il y a tellement de consonnes et tellement d’appuis en permanence que les mots dictent presque à eux seuls le rythme de la phrase musicale.

Jean-Yves MASSON.– Maintenant, tu travailles sur la Judith de Hebbel, toujours en allemand.

Philippe FÉNELON.– Oui, d’ailleurs depuis 1911, date de la parution de la traduction de Gaston Gallimard, il n’y a pas eu d’autre traduction de cette pièce. Je ne voulais pas repartir sur une traduction. Je suis désolé de le dire devant une assemblée de traducteurs, mais je pense maintenant que, pour la mise en musique, un texte doit rester dans la langue originale. Si on le chantait en traduction, toutes ces choses si importantes, le rythme de la langue, les mots qui servent d’appui, seraient complètement autres, et la musique ne serait donc pas du tout la même : autant choisir un autre texte, dans ce cas.

Jean-Yves MASSON.– Je pense que l’on peut dire de toute manière que la traduction en musique a changé de fonction depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ou du moins, en France, depuis les années soixante, soixante-dix : les Anglais chantent encore Carmen ou La Traviata en anglais au Coliseum à Londres, mais en France on ne chante pratiquement plus jamais d’opéra en traduction, les mélomanes ne le supporteraient pas, on garde toujours la langue originale de l’œuvre, et l’on demande aux chanteurs de savoir chanter dans plusieurs langues. Ce qui veut dire que le traducteur d’aujourd’hui qui travaille sur un opéra a pour mission d’élaborer une traduction qui aide l’auditeur ou le spectateur à écouter et à comprendre l’œuvre, qui sera imprimée dans le programme et présentée en surtitres (ou en sous-titres pour la diffusion en vidéo) mais qu en aucun cas n’est destinée à être chantée. Ce n’est pas choquant de le dire ici, au contraire : le traducteur n’est pas devenu inutile, il n’a pas disparu, il a changé de fonction. Plus personne n’accepterait d’entendre du Wagner chanté en français, alors que c’est bien évidemment en français que Baudelaire ou Mallarmé l’ont entendu.

Philippe FÉNELON.– Oui, et l’on chantait aussi les lieder de Schubert ou de Schumann en français, bien sûr, avec la nécessité de se plier à la mélodie en gardant les rimes qui donnait souvent des choses extrêmement ridicules. 

Jean-Yves MASSON.– C’est toute une époque de l’histoire de la musique qui est aujourd’hui révolue. Cela signifie aussi que les gens voulaient comprendre l’action d’un opéra immédiatement. On demande aujourd’hui plus d’effort au spectateur, mais la technique a également permis cette évolution puisque les surtitres aident à cette compréhension immédiate.

Philippe FÉNELON.– Oui, mais ces technologies nouvelles qu’on emploie parce qu’on veut absolument que les gens lisent le texte, comprennent tout ce qui se passe, ont aussi leur revers. La pratique des surtitres a été inspirée directement par le cinéma et la télévision, or bien des spectacles d’opéra passent très mal le cap de la télévision, d’une part, et d’autre part les surtitres gênent aussi l’effet que veulent produire certains metteurs en scène, ils sont un parasitage visuel. Prenez les mises en scène de Claude Régy : il ne travaille que sur la lumière, ses spectacles se passent dans la pénombre, parfois pratiquement dans le noir. Il est certain que si vous avez un texte lumineux qui se déroule au-dessus, l’image est gâchée, l’effet est perdu, c’est même une catastrophe pour sa mise en scène.

D’un autre côté, au Metropolitan, à New York, vous avez le texte non pas au-dessus de la scène, mais devant les fauteuils visible par tout le monde. Si vous êtes au premier rang, vous vous en fichez. Mais si vous êtes au vingtième rang, vous avez ce texte qui défile devant vos yeux, un peu de biais, cela dépend de l’angle. À Barcelone, au Liceu où j’ai un abonnement qui me place au deuxième rang, ils ont conçu un autre système encore plus épouvantable : ça bouge dans tous les sens. Ce n’est toujours pas la bonne solution. À New York, j’ai assisté à des opéras en mettant ma main devant moi pour ne pas voir l’écran à côté de moi ces écrans, parce que je ne veux pas voir des sous-titres, je n’en ai pas besoin.

Jean-Yves MASSON.– Je pense que ce sont des questions importantes : ces pratiques ont modifié le rapport du spectateur au texte et à l’action.

Philippe FÉNELON.– Avec Patrice Chéreau, à Aix ou ailleurs, ou pPour d’autres mises en scène, c’est les surtitres sont à gauche et à droite. Je suis désolé,  mais on n’assiste pas à une partie de tennis, et selon l’endroit de la salle où on se trouve c’est très désagréable. Or en fait, on n’a pas besoin de connaître le détail ce qui se passe. Au théâtre, oui, c’est important de comprendre le texte. Mais à l’opéra… Les Allemands et les gens qui comprennent parfaitement l’allemand vous diront qu’à Bayreuth, on entend 25 % du texte.

Jean-Yves MASSON.– Oui, mais le public de Bayreuth connaît par cœur les œuvres représentées. Ce sont dans leur immense majorité des wagnériens incollables sur l’œuvre de Wagner.

Philippe FÉNELON.– Certes. Mais tout spectateur d’opéra doit faire un effort, il faut avoir lu ou relu le livret un peu avant. On est dans un contexte différent. L’opéra ne se déroule pas dans un contexte de consommation normale. Ce n’est pas une télévision qu’on allume, cela doit être un moment d’exception, auquel on se prépare.

Jean-Yves MASSON.– On aura compris en tout cas en t’écoutant que la traduction concerne les compositeurs, qu’elle est leur auxiliaire et qu’ils la rencontrent souvent sur leur chemin. Je voudrais rappeler d’ailleurs que nous qui sommes traducteurs, nous partageons avec les musiciens un certain nombre de mots, par exemple le mot interprétation. Un interprète musical est lui aussi en situation d’avoir à traduire ce qu’a écrit l’auteur. Le texte est là, un texte musical, et il faut qu’il le traduise, qu’il l’interprète. Il y a des parentés entre l’activité de traduction et celle d’interprétation musicale. Est-ce que nous pouvons, quand nous traduisons, jouer juste ou jouer ou chanter faux ?

Philippe FÉNELON.– Mais il y a des différences importantes entre traducteur et interprète au sens musical du terme : l’interprète réalise l’œuvre musicale en se réglant sur la volonté du traducteur, il la fait exister. L’œuvre originale existe en revanche sans l’intervention du traducteur ! Et s’il s’agit d’appliquer le concept de traduction à la composition musicale, puisque tu me posais la question tout à l’heure, à y réfléchir je crois que le musicien « interprète » plus le texte que ne le fait un traducteur, parce que la traduction linguistique reste dans le même domaine : on rend des mots par d’autres mots. Tandis que la mise en musique, d’une part n’abolit pas le texte, mais ne le commente pas non plus, elle lui offre un autre espace, une autre forme de vie qui ne vise pas à en remplacer la lecture. 

Jean-Yves MASSON.– Il est l’heure de conclure, et ce sera donc le mot de la fin. Je crois que nous pouvons tous remercier Philippe Fénelon de la générosité avec laquelle il a répondu à notre invitation.

(Applaudissements chaleureux.)

(Fin à 18 h 40.)