L’ART AU QUOTIDIEN (2006)

Tout est question de rencontres, de lectures, de hasard et surtout d’attention. Ma rencontre avec Anne-Marie Pécheur et son œuvre a déjà plus de vingt ans. Depuis lors, comme un lettré chinois, j’ai cherché à affiner dans mon regard les règles qui structurent précisément son travail. Cette attitude m’a confronté à un environnement auquel je n’étais pas habitué et cette réflexion sur la peinture — la dialectique même qu’elle a provoqué — est devenue celle de mon quotidien et celle qui m’accompagne dans mes pérégrinations, quelles qu’elles soient, tel un ami dont on ne voudrait plus jamais se séparer. La place privilégiée qu’a pris le mystère de cette œuvre est devenue essentielle, et ma vraie chance est d’avoir su tenir avec attention un regard sur une œuvre, dans la distance de chaque jour.

Le peintre ne cherche pas à démontrer autre chose que l’empatie qui existe entre sa manière de voir le monde et la nôtre. Une communication est donc possible pour donner un sens à ce qui est sûrement le plus difficile à partager. De cette tentative fragile naît l’affirmation qui se développe en nous : saisir ce qui, grâce à la capacité que nous avons d’adapter notre vision à des règles, si nombreuses soient-elles, intensifie la remise en cause du langage. En m’exprimant aux limites mêmes de ce qui m’a semblé possible, sans sortir du domaine que je me suis attribué, j’ai sans cesse évoqué des images, des circonstances qui ont contribué à la mise en musique de ces impressions. J’ai toujours regardé la peinture de Pécheur sans jamais en diminuer la vitalité pour tenter à chaque instant de la comprendre mieux et de franchir les barrières qui m’avaient amené à y entrer.

Ainsi, j’ai lu ces masses colorées comme des bas-reliefs, trouvant là des mentions particulières d’un monde sans bornes. J’ai traversé des lieux innombrables offrant les interprétations les plus vastes. Dans le plus grand enchantement, ces dernières années, à chaque heure du jour, lorsque je ne suis pas absent, j’ai voyagé dans un tableau qui se trouve dans mon studio, à Barcelone, et qui appartient à la période où nous venions presque de nous rencontrer. [« Sans titre », 1985 – Huile sur toile, 177 x 233,5, Paris] J’avais vu cette grande toile, avec d’autres, dans l’atelier qu’Anne-Marie avait à cette époque, face à Beaubourg. Immédiatement, j’avais choisi de m’en rendre acquéreur. Quelque temps après, j’avais demandé de me faire photographier devant une toile de la même période, comme si j’étais devenu moi-même un élément de ce mouvement personnel, une sorte d’état, de marque d’une référence. Cette opération qui s’effectue dans le temps est le surgissement d’un langage, celle de la rencontre entre la magie que provoque le contentement du regard et la compréhension d’une iconographie personnelle que l’on découvre. Son prolongement généreux établit la compréhension de l’œuvre. Cette prise de conscience s’affronte alors à un abîme de sens et entraîne une vision au renouvellement sans cesse tragique de notre intériorité, qui donne une dimension profonde à certains éléments. Éloquence rêveuse, saisissante,  humaine, cette grandeur qui montre la nécessité de l’artiste de nous dire constamment quelque chose devient ainsi expression, une force toute spinozienne — cette force qui nous permet de persévérer —, celle qui provoque alors un art unique et triomphant.

Le voyage dans la peinture doit se développer en nous avec une puissance hardie et conquérante pour saisir le raffinement avec lequel les éléments sont exposés. Le choix décisif d’un trait, la finesse extrême d’une forme symbolique rendent parfois la facture sévère. Mais cette difficulté, qui amène l’expérience, nous montre comment dominer l’architecture du tableau. Par ces figures au premier abord fantaisistes, se déclame une beauté sereine qui transforme en histoire ce qui est représenté. Cette manière de superposer les débris en plusieurs couches donne un sens à la destinée de chaque mouvement. À bien observer, on décèle une foule d’êtres vivants, de personnages fantastiques qui émergent des nuages de couleurs. Ainsi se construit une somptueuse fresque du monde où une aile d’ange le dispute à une esquisse d’animal évocateur de liberté, où l’ivresse que procure cette révolte contre l’indolence nous met devant la vraie source d’inspiration. En feuilletant mes carnets, je retrouve des notes, nombreuses, concernant nos rencontres, Anne-Marie et moi. Je parcours des cahiers griffonnés couverts d’esquisses, de dessins voire de portées musicales. Dresser des listes, énumérer des états serait fastidieux. Les émotions qu’ils contiennent m’étreignent car j’en perçois les reflets, les rebondissements. Ces signes épars qui roulent devant mes yeux ont trouvé leur but dans mes rêves, ou se sont incrustés par la confiance dans l’action, par l’intelligence avec laquelle un monde s’est construit…

Le tremblement des dentelures, que je trouve dans certaines œuvres du début, celles, évidentes, accrochées à ces formes doubles anthropomorphiques dont j’ai déjà parlé ailleurs, ont entraîné ce labeur artisanal de la dernière période. De la même façon que la profondeur de champ, dont le voisinage avec la « vraie » peinture nous oblige à une distance, l’invasion de ce nouvel élément —les « dentelles » —, sera temporaire. Il y a un temps pour chaque chose, un temps pour les penser, les définir puis les aboutir jusqu’à l’excès. Cette attitude volontaire, constamment animée par un désir précis d’ordre, de remise en place de la nature à laquelle nous pouvons rêver : tout devient source de travail, y compris l’éloignement parfois brutal de ces éléments. Mais, alors que nous nous sommes imposé des règles de technique, d’étude, de procédé, d’échanges, d’histoires sans cesse renouvelées, ces instances nous ont appris à nous protéger naturellement et nous avons bâti nos œuvres comme des églises.

La décision de faire un film sur Anne-Marie et son œuvre, d’apporter mon témoignage visuel à la solitude qui existe en permanence dans le travail du peintre, m’a permis de traduire avec sincérité ce qu’est notre échange. Avec personne d’autre qu’Anne-Marie, je n’ai trouvé cette communication intense à travers l’œuvre et les silences qui les prolongent. Loin de tout maniérisme inutile, son sérieux, son élégance morale et sa profondeur parfois tragique dans ce long apprentissage m’ont frappé, dès la première fois. Aucune révolte, aucune mélancolie dans ces mondes provoqués où les métaphores s’épanouissent pour fabriquer des légendes que nous seuls voyons. Notre aventure est unique, exceptionnelle, et aucun péril ne saurait la menacer. Témoignage éloquent d’une vérité, en regardant les nombreuses toiles qui couvrent les murs de plusieurs pièces, dans ma maison de Barcelone, je me dis que mon regard est un hommage quotidien au travail d’Anne-Marie Pécheur. J’y pense vraiment, sans chercher la louange.

Dans mes carnets, je développe le questionnement sur l’intransigeance que nous entretenons avec nos œuvres et le temps dans lequel elles s’inscrivent. La subjectivité prend alors toute sa place. Le motif pour lequel nous sommes touchés joue un rôle immense dans la vie. Dans un perpétuel mouvement que Pécheur dessine à travers ces plantes ou ces figures dont elle rend bien la force, elle entend transformer un monde qu’elle partage avec son interlocuteur, avec celui qui regarde. Sans jamais le réduire à la banalité d’un langage illustratif, elle offre ce qui, comme un acte de foi, attise la permanence d’un engagement, fait et défait ce qui, parfois, peut ou ne peut pas être montré. Dans cette ascèse, elle offre le geste de chaque mouvement, celui de la perception infime, si important. L’itinéraire n’est jamais prévisible dans le regard que provoque l’émerveillement de la peinture. Mais, spectateur privilégié, j’observe d’une perspective inouïe les empreintes et les épisodes d’une amitié indéfectible qui, selon, Blanchot, a toujours été là, sans qu’on le sache. Il s’agit de suivre la voie jamais exténuante de la découverte — occupation humble et remarquable d’Anne-Marie Pécheur. Par un chant aigu, j’acquiesce avec enthousiasme à cette ferveur : l’œuvre est devant nous sous sa forme parfaite.

in Anne-Marie Pécheur, Éditions du Rouergue/Actes sud, 2006