HISTOIRES D’OPÉRAS (2007)

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Pourrait-on déceler, dans Les Rois, une distance entre la réalité et l’organisation de l’écriture ? Symboliquement, le labyrinthe des signes est un moyen de franchir le mur qui nous sépare des autres, une façon de communiquer qui transgresse le comportement, à l’opposé des personnages de l’opéra qui, eux, n’aboutissent qu’à l’isolement. Toute l’oeuvre semble être la convergence d’une multiplicité de points de vue sur la signification
du mur du labyrinthe qui, de façon radicale, sépare deux mondes. Minos : “Mais lorsque mes rêves pénètrent le labyrinthe, je m’y trouve seul et découronné et mon sceptre parfois se courbe dans ma main.” Ariane : “Mon labyrinthe à moi est clair et désert avec un soleil froid et des jardins intérieurs où des oiseaux sans voix survolent l’image de mon frère endormi le long d’un mur.” Minotaure : “Ici, j’ai été libre, je me suis hissé jusqu’à moi-même en d’innombrables journées. Ici, j’ai été espèce et individu, ma monstrueuse dissemblance
s’abolissait.” Chacun d’une façon différente, ils vivent donc derrière des murs et font
semblant que les événements ne les affectent pas.
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Fils de Pasiphaé et du Taureau blanc, Minotaure n’est coupable d’aucun crime. Pour survivre, il a été obligé de construire, à partir de cet élément négatif – la prison –, un monde qui l’oblige à avoir un point de vue forcément très différent de celui du monde extérieur. Même emprisonné, il domine Cnossos par son intelligence et sa bonté. C’est pour cela qu’il n’a pas décimé les jeunes gens qu’on lui envoie tous les ans et qu’il a trouvé, par un moyen qui contredit toutes les suppositions, une manière efficace de
faire disparaître sa dissemblance avec ceux qui viennent du dehors. S’il avait dévoré les jeunes filles et les jeunes gens, il aurait confirmé sa perversité monstrueuse. Jusqu’à ce que Thésée y pénètre, personne ne soupçonne ce qui se passe à l’intérieur du labyrinthe. Le monstre a réussi à faire disparaître toutes les différences entre les êtres – autre thème de débat proposé par Cortázar. Là, il est devenu le maître et le symbole de son royaume de liberté : un roi.
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Cherchons donc des sujets possibles pour un opéra. Par exemple : l’écrivain part de rien,
s’égare et retourne au néant en ayant compris que le monde s’éloigne de l’art s’il n’est pas engagé. On y mettrait une mauvaise valse viennoise ou un mambo avec l’idée de créer des ruptures… Ou alors, peut-être quelque chose à partir du personnage de D’Annunzio, que l’on pourrait nommer Gabriel. Mais la vie de l’écrivain, certes très agitée, n’a finalement pas grand poids au moment de construire une dramaturgie. Face à l’évolution politique actuelle, ce thème du poète compromis avec le pouvoir est trop décalé, sans force véritable. Un opéra sur l’enfermement ? Sur la liberté ? Mieux : le poète compromis avec le pouvoir, un
rôle de salaud, voilà qui devrait intéresser un artiste de l’ex-DDR ! Comment traiter d’une dictature sans tomber dans l’idéologie ? Les événements doivent être compliqués, inextricables, enchevêtrés. Entwicklung – développement –, ce mot a été répété de nombreuses fois pour indiquer que l’on ne doit pas aller vers une pièce courte et
schématique. Plus tard, dans la déambulation harassante à travers des sujets impossibles, furent évoqués : la vie d’Anna Akhmatova, le chasseur Actéon, un Prométhée (évidemment avant qu’il ne soit enchaîné), une mort de Sénèque… Quand on est face à un metteur en scène, quelle est la piste à suivre ? Faut-il d’abord expliquer l’arrière-plan ? Faut-il faire coller une musique à des images pour en faire l’illustration visuelle ? Faut-il supprimer les références historiques trop directes afin de rendre le livret plus abstrait ? Qu’est-ce qui est plausible ? Quoi ? Un opéra sur l’Irak avec un rôle de grand prêtre machiavélique obligé ! L’actualité, c’est cela que l’on vous demande. Mais comment faire chanter sérieusement Margaret Thatcher, Saddam Hussein ou mère Teresa ? L’opéra n’est pas du cinéma. L’hésitation dans l’écriture, surtout provoquée par l’indécision des autres, est sans issue.
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in Histoires d'opéras, Actes sud, 2007