« JE SUIS… ENCOR… TOUT ÉTOURDIE… » (2013)

« Je suis… encor… tout étourdie… » (Manon, Acte I)

Quand j’avais environ dix ans, je déchiffrais avec fougue les partitions du supplément musical de L’Illustration. En m’accompagnant au piano, je chantais, entre autres, des fragments d’opéras de Massenet dont, à l’époque, j’ignorais tout. Il était difficile d’imaginer comment ces histoires parfois inextricables pouvaient être représentées sur scène mais il me semblait que mes interprétations excessives exprimaient bien la passion de ces personnages qui vivaient des aventures incroyables. Cependant, dans mes pérégrinations, je compris qu’il était possible pour un même auteur d’aborder des genres et des sujets très différents. Dans le bonheur le plus intense, je passais de Marie-Madeleine à Manon, de Thaïs à Cendrillon, de Bacchus à Don Quichotte et de Werther à Amadis, séduit par la douceur des courbes mélodiques, par le raffinement des harmonies et la tension de moments d’un lyrisme quasiment jamais retenu. C’est ainsi que je découvris Massenet, mais aussi les œuvres de Gabriel Pierné, Henry Février et Reynaldo Hahn dont j’appris alors qu’ils avaient été les élèves. Cet enseignement fut essentiel pour le musicien en herbe que j’étais et qui voulais s’engager sur le chemin de l’écriture sans trop savoir comment s’y prendre. Peu à peu je me familiarisai avec cette forme si vivante de l’opéra et, sans aucun doute, la lecture de ces pages publiées dans ces volumes du début du XXe siècle fut une source réelle d’apprentissage.

Jeune compositeur, Massenet s’était frotté aux difficultés des débuts pour faire jouer ses œuvres, devant donner des leçons, tenant la partie de piano dans des cafés ou de timbalier au Théâtre Lyrique… Cela lui donna assurément une grande souplesse dans son champ d’action et il n’est pas improbable que cela ait eu une influence, par exemple, sur le choix des sujets de ses opéras. Dans la vie d’un artiste, l’adversité stimule l’imagination, aspect primordial pour l’élaboration d’un univers. Massenet articula son style sur l’expressivité et sur la tonalité particulière du caractère de ses personnages. Mais dans le parcours de ses vingt-sept opéras, on n’identifie pas un modèle unique dans lequel il se serait enfermé, son désir étant de chercher à mettre en valeur, par le traitement des voix qu’il fait passer sans crainte du parlé au chanté et du récitatif à l’arioso, une écriture dramatique d’une grande variété, jamais superficielle. Les lignes mélodiques aux influences multiples — on se réjouit des volutes art nouveau de certaines phrases de Thaïs — sont toujours riches en couleurs. L’orchestration et le mélange des timbres ont une touche personnelle. Si j’avais été étonné par le premier acte d’Amadis, conçu comme un prologue et sans partie chantée, j’avais trouvé que ce choix catégorique, presque un défi, indiquait que Massenet s’interdisait de répéter des formules. Le compositeur n’avait pas craint de se mettre en danger pour s’appliquer à construire une œuvre originale, en tout cas la plus proche de ses intentions.

Dès cette époque, je n’hésitai pas à mettre en relation les œuvres entre elles, qu’elles soient picturales ou littéraires. Ces comparaisons empiriques m’ont vite entraîné sur un chemin qui dès lors m’a toujours passionné. Quand je m’enchantais des phrases aux contours exacerbés de La Navarraise, je ne pouvais m’empêcher de constater qu’elles avaient un lien avec celles de Cavalleria rusticana. Si l’histoire de Mascagni n’était pas sans rappeler incidemment celle de Bizet — dont la Carmen polémique avait été créée en 1875 —, je notai que le sujet de l’opéra de Massenet, dont l’action se situe pendant les guerres carlistes en Espagne, datait de 1874. J’aimais bien le côté faussement bohémien des personnages de ces trois opéras, remarquant que Carmen était, elle aussi, navarraise, comme elle le chante en écho aux paroles de Don José, « Je suis d’Elizondo » : « Et moi d’Etchalar. » C’est aussi à travers Histoire de ma vie de George Sand, dont on m’avait offert un volume condensé, que je découvris l’Espagne mystérieuse et passionnée, sujet typiquement orientaliste des écrivains voyageurs du XIXe siècle. Dans ces mises en regard, j’observai comment un compositeur pouvait évoluer d’une œuvre à l’autre et, en même temps, trouvait une unité de style. Quand Anita, telle une Manon du pays basque, va retrouver son amant, la grande phrase « allegro molto appassionato » qui l’accompagne est proche de celle qui soutient les mots de Des Grieux chantant à sa bien aimée « Vous êtes la maîtresse de mon cœur ». N’était-ce pas logique pour deux opéras créés à dix ans de distance ?

Plus tard, je découvris la musique de Messiaen, bien avant qu’il ne devienne mon maître, dont on a souvent dit qu’il s’était inspiré de Massenet. Avec raison, l’auteur des Visions de l’Amen trouvait qu’il y avait dans Manon des harmonies inspirées. Il expliquait combien c’était un compositeur dont il fallait tenir compte, au grand dam de ceux qui méprisaient à ce moment-là cette musique «dépassée» de l’opéra. Quoi qu’il en soit, il me semblait injuste de ne pas remarquer que l’histoire de l’écriture est remplie de ces filiations particulières, parfois improbables, qu’il est pourtant facile de repérer à l’écoute des œuvres. J’ai toujours perçu l’histoire des œuvres d’une façon globale, sans jamais chercher une explication isolée de l’acte créateur. Massenet ne réprouvait pas Verdi ou Wagner et il avait sûrement trouvé un peu d’inspiration chez son maître, Ambroise Thomas, dont certaines mélodies de Mignon ne sont pas sans faire penser à celles des rêveries de Manon. Et n’oublions pas que certains moments de Pelléas et Mélisande sont directement inspirés des deux des plus grandes figures de l’opéra du XIXe siècle : Wagner et Massenet.

Auteur de mélodies et d’airs devenus célèbres, que l’on chante encore aujourd’hui comme on chante ceux de Carmen et de Faust, Massenet est incontournable dans l’histoire du « grand » opéra français, même si ce qualificatif n’est pas toujours utilisé avec justesse. De nos jours, on constate que les opéras de Massenet tiennent toujours le haut de l’affiche, parmi les compositeurs les plus joués, comme Wagner, Puccini, Strauss et Mozart… C’est dire combien ses œuvres touchent un large public. Comment en serait-il autrement pour celui qui montre avec élégance nos conflits quotidiens et nos doutes ? Massenet s’était pris d’affection pour la passion humaine et, à travers ses personnages, a exalté des héros désormais mythiques qui nous émeuvent par la sincérité avec laquelle le compositeur les a conçus. C’est de cette manière qu’il a apporté son tribu à la Musique et que son œuvre s’est inscrite dans l’histoire universelle de l’art.
 

Préambule pour la publication des actes du colloque international : Massenet aujourd'hui : héritage et postérité, 2013