LA CERISAIE [II] (2010)

Quelques notes sur la création au théâtre Bolshoï ( 2 et 3 décembre 2010).

Ce séjour à Moscou ne pouvait en rien être banal. J’ai l’agréable surprise de me retrouver dans une ambiance bienveillante et favorable, surprenante au moment de montrer à un public peu habitué à la musique contemporaine un opéra tiré du troisième acte de la pièce mythique de Tchekhov.

Comme me l’a annoncé Tito Ceccherini, le chef d’orchestre, les répétitions se déroulent dans un grand flottement à cause du fait que les musiciens ne sont jamais les mêmes et que, chaque matin, on découvre de nouvelles têtes derrière certains pupitres. Malgré tout, la bonne volonté de tous permet d’avancer dans le travail sur l’œuvre même s’il est presque impossible, dans la mauvaise acoustique de la petite salle du cinquième étage, de montrer ce que donnera la pièce. La difficulté est d’imaginer qu’il y aura deux types de musiques superposées : celle du grand orchestre, dans la fosse, et celle du petit orchestre de douze musiciens, installé sur scène, qui joue quelque chose de différent dans un autre tempo. Nous ne pouvons faire l’expérience de cette superposition qu’une fois sur le plateau. Les chanteurs, dont le casting a été fait avec une grande précision, sont dévoués et investis dans leurs personnages. Finalement, la ténacité de Tito est fructueuse et il obtient des moments très poétiques qui correspondent bien à l’atmosphère suspendue de cet opéra.
L’alternance des répétitions et de la vie quotidienne s’organise avec calme. Lorsque je ne suis pas au théâtre, je fais des promenades seul ou avec Alexei Parine, mon librettiste, et sa femme Irina. Aliocha me raconte des bribes de son enfance. Je n’ose jamais lui poser trop directement des questions sur cette période de sa vie mais maintenant qu’il publie des fragments de son autobiographie, je m’aventure à lui demander des détails. Ainsi, j’apprends que lorsque son père a été arrêté, ils sont restés, avec sa mère et son frère, encore deux ans dans la célèbre et triste « maison sur le quai » dont il se souvient bien. Ce bâtiment réservé à l’intelligentsia fonctionnait en vase clos, avec un bureau de poste, un coiffeur et des boutiques. Les meubles n’appartenaient pas aux locataires, ce qui permettait de faire partir les gens en quelques heures, voire, parfois, en quelques minutes, sans qu’ils puissent pratiquement rien emporter sinon leurs effets personnels. On déplaça les Parine d’un appartement spacieux à un autre d’une seule pièce. Les voisins leur rendaient la vie insupportable en les insultant à cause de ce père devenu « ennemi du peuple ». On les logea alors dans un appartement communautaire qu’Aliocha tient à me montrer, Stopechnikov pereulok qui se trouve tout près du Marriott où je suis logé. Nous entrons dans la cour du 7 où il m’indique la fenêtre de la pièce qui leur avait été attribuée. Impossible de séparer nos histoires personnelles de nos réflexions et de notre travail. Quelque chose nous lie dans ces déambulations historiques et affecte nos sensibilités.

À la conférence de presse, les gens veulent comprendre pourquoi un compositeur français vient présenter une œuvre en russe tirée de la pièce la plus célèbre du théâtre russe dans « leur » opéra national. Comment, en effet, ne pas s’interroger sur le fait que, ne parlant pas la langue, même si je la comprends en partie, je me suis investi dans ce texte. J’explique que le but recherché est de donner un point de vue personnel, que cette expérience inhabituelle est une manière de s’engager en tant qu’artiste.

L’atmosphère dans le théâtre est détendue, bon enfant, l’administration est pointilleuse mais tout s’organise grâce à un personnel dévoué et efficace. Si je dois, au dernier moment pour ne pas perdre du temps précieux d’une répétition sur scène, servir de régisseur de plateau en installant les chaises et les pupitres du petit orchestre de scène, cela ne me gêne pas. Je trouve utile de donner un coup de main quand, au dernier moment, tout le monde est en train de s’affoler. Et si je m’énerve un instant pour un détail, cela ne dure pas car ma façon de me comporter influe sur les événements. Mon caractère optimiste m’aide beaucoup et je suis tellement content de me trouver dans ce lieu, que rien ne peut vraiment m’affecter. Le soir de la première, on me demande si j’ai le trac et je réponds que je suis si heureux de voir se réaliser mon travail qu’il n’y a aucune raison d’être angoissé. Des amis sont venus de Paris et d’ailleurs. La première exécution est particulièrement émouvante. Alexei me dit : « Tu as réussi à trouver l’atmosphère particulière de la musique russe sans tomber dans le larmoyant. »
Dans le texte que j’ai écrit pour le programme : « Le bal bat son plein lorsque le rideau se lève. Les danses retentissent comme aux grandes fêtes d’autrefois. Mais dans le salon en décrépitude, se déroule l’ultime chapitre de l’histoire de cette maison. Dans ce monde sans affectation, les conventions sociales s’étaient estompées grâce à la délicatesse de Liouba, la maîtresse de maison. En abandonnant la propriété pendant cinq ans, après la mort accidentelle de son fils Gricha, et pour ne pas céder à sa douleur, elle s’est laissée emporter par la superficialité d’une vie factice sur la Côte d’Azur où elle est tombée amoureuse. Revenue dans cette maison d’où elle s’est arrachée, elle n’a qu’une idée en tête : repartir. Dans cette atmosphère devenue lourde, plus rien ne sera jamais comme avant. La cerisaie vient d’être vendue. Les souvenirs reviennent alors par flots. Ceux qui ont vécu là en toute simplicité essaient de masquer leur déconvenue devant l’inévitable séparation et, pour oublier la situation, ils se laissent entraîner dans le vertige des danses de ce dernier bal. »

in Orients,