« LE BONHEUR C’EST D’ÊTRE COMME NOUS SOMMES » (2007)

En 1890, Gustave Charpentier, grand prix de Rome — qu’il a obtenu avec sa Didon, une cantate écrite sur un poème d’Augé de Lassus —, revient sans regret de la Ville éternelle où il n’a trouvé que l’ennui. Il supportait mal l’ambiance étriquée de la Villa Médicis qu’il fuyait pour Capri ou les montagnes Sabines, d’où il rapporte quelques pièces descriptives brillantes. Parfois, contre le règlement et au grand dam de la direction, il introduisait dans l’enceinte de la grande maison des femmes légères qui lui apportaient un peu d’agrément… Résigné et las d’attendre un hypothétique livret d’opéra que lui avait promis Hartmann, l’éditeur de Massenet, Charpentier décide d’écrire lui-même un texte à sa mesure. L’histoire raconte les bons moments de la vie de bohème qu’il a connue, quittant Tourcoing pour s’intaller à Paris, la Ville fascinante dont il se souvient sur les collines de Rome. Il se met alors à l’écriture du livret de Louise, dont il termine rapidement le premier acte. Dans un texte immédiat et plein d’allusions, en-dehors de tout système et à l’encontre de la tradition, le compositeur propose de montrer sur une scène d’opéra la vie des gens de Montmartre et, ainsi, de construire une sorte de manifeste qui lui permettra d’affirmer son statut d’artiste indépendant. Mais ce qui compte dans cet opéra est plutôt d’ordre musical. C’est donc en examinant le traitement de l’orchestre et des voix qu’on pourra comprendre ce qui a fait de Louise une œuvre populaire.
[…]
Paul Dukas reconnaissait à Louise « une sorte de vertu théâtrale » mais il pensait que le ton du drame était trop souvent alourdi par des phrases musicales qui soulignaient ce que le texte disait déjà. On essaie d’imaginer une autre construction de la dramaturgie, en inversant les actes III et IV pour ne pas terminer par les foudres paternelles, ridicules et tragi-comiques, avec ce cri au ton si faux contre Paris auquel personne ne croit. L’opéra aurait conclu par un acte brillant, le plus inventif de toute l’œuvre, et le triomphe de l’amour et de la réconciliation, manière plus positive de montrer le destin de la pauvre Louise. Dans sa fuite du foyer familial avec le prince charmant, la jeune femme passionnée s’est rebellée contre des parents implacables. Immorale, Louise ? Au-delà de ce désir un peu enfantin de s’ériger contre l’autorité et de montrer que, chez les artistes, seuls existent la solidarité et l’amour libre, Charpentier traduit plutôt l’abîme qui se creuse implacablement entre les générations.

L’histoire raconte que, pour la création, un public d’ouvriers, d’étudiants et de couturières est descendu de Montmartre voir ces poèmes de leur Butte mis en musique par « l’un des leurs » — Charpentier a vécu à Montmartre jusqu’à sa mort, entouré des bustes de Massenet et de Wagner, qui trônaient en bonne place dans son salon — et, ainsi, entraient pour la première fois à l’Opéra comique pour voir des héros à leur image. Cette idée de créer une œuvre accessible pour contribuer au bonheur de l’humanité avait été une obsession chez Charpentier. Il pensait que la musique pouvait servir à améliorer le sort des gens. Ainsi, il créa l’Œuvre Mimi-Pinson et le Conservatoire Populaire pour éduquer les jeunes filles du peuple, auxquelles on enseignait le chant et le piano. Dans un élan naïf, il sollicita les directeurs de théâtre pour donner des places gratuites aux ouvrières parisiennes. Cela ne dura pas, mais ces jeunes femmes continuèrent à descendre de Montmartre vers la Ville pour aller au théâtre et rêver au chant de liberté de Louise.

in Programme pour Louise, Opéra National de Paris, 2007.