LE THÉÂTRE EN LIBERTÉ (2001)

Alors que, pendant l’hiver 1734-35, Haendel joue devant des salles vidées du public qui l’a jadis acclamé et que son contrat avec le King’s Theatre touche à sa fin, il se met à l’écriture d’Ariodante. Mais il traîne inhabituellement dans l’écriture de la partition et il lui faudra beaucoup de courage pour arriver à lutter contre l’acharnement de l’adversité. Sa protectrice, la princesse Anne, a épousé le prince d’Orange — au cours du printemps 1734 —, et quitté Londres pour la Hollande. L’opposition artistique et politique du prince de Galles au Roi s’est matérialisée dans l’établissement d’une compagnie rivale — Opera of the Nobility. Le compositeur est donc laissé seul face à ses adversaires qui ne tardent pas à se déchaîner. Aiguillonné par son désir obsessionnel d’écrire, mais aussi pour ne pas perdre la face, Haendel, sur l’invitation de l’impresario John Rich, s’installe au Covent Garden, en septembre 1734. Stimulé par de nouveaux engagements, il produit alors un nombre d’œuvres effarant. Pour l’ouverture de la saison, le 9 novembre, il s’essaie au genre opéra-ballet français avec Terpsicore. Un mois plus tard, il propose Oreste — un pasticcio dans lequel il remanie des œuvres anciennes —, puis il donne Ariodante, le 8 janvier 35, et Alcina, le 16 avril. Ainsi, il réalise plusieurs ouvrages qui n’auraient peut-être pas vu le jour sans ces circonstances particulières. Avec la sinuosité d’un poisson, Haendel ne se lasse pas de recommencer ou de changer de cap si cela s’avère nécessaire. Sa nature, étonnamment résistante, lui permet de lutter sans relâche, grâce à la coordination qui existe chez lui entre l’esprit et la matière.
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La rapidité de l’écriture est un trait particulier de Haendel qui est souligné par une accumulation remarquable d’idées musicales. Aucun thème long ni développé mais au contraire une succession de phrases sans cesse renouvelées. On sait qu’il notait tout ce qu’il entendait, au hasard, même les motifs les plus simples, et qu’il conservait ses carnets près de lui afin de s’en servir, si besoin était. Cette manière urgente de collecter des thèmes, souvent approximative, proche de l’attitude du peintre faisant des esquisses, entraîne des inexactitudes que l’on retrouve dans l’énoncé de certaines phrases, tronquées ou déviées de leur trajectoire — par exemple dans les airs de Polinesso (acte I, scène 4) ou d’Ariodante (acte I, scène 8) —, mais qui sont le lieu même de la capacité d’invention mélodique du compositeur. Sur ses manuscrits, on constate une manière désespérée d’écrire avec des mots lorsque la main n’arrive plus à aller aussi vite que la pensée. Gagner du temps pour aller toujours plus vite afin d’acquérir la liberté et la souplesse d’un geste alourdi par des signes musicaux encombrants. D’une manière générale, l’orchestration à proprement parler est réduite. On ne trouve souvent que la partie des violons et la basse du continuo, ce qui signifie qu’il fallait peu de temps matériel pour réaliser ces trois lignes. Mais, au-delà de ces détails techniques, Haendel montre les éclairs de son génie. Dans l’air de Ginevra, « Il mio crudel martoro » (acte II, scène 10), précédé d’un fulgurant récitatif accompagné, le long silence répété pour signifier l’attente de la mort apporte une efficacité idéale dans une page où l’on constate l’économie extrême des moyens musicaux mis en œuvre. Rare moment où un accord parfait existe entre le texte et la musique dans un livret où la dramaturgie est souvent primaire, avec une succession de scènes parfois lourdes, du point de vue du déroulement de l’histoire, et des didascalies.
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Haendel a une faculté exceptionnelle d’adaptation. La présence à Londres de Marie Sallé, la célèbre danseuse française (qui va créer en août 1735 Les Indes Galantes de Rameau) le fait innover en insérant la danse à l’action. Au premier acte d’Ariodante, les nymphes, les bergères et les bergers font leur entrée sur une musique pastorale — bien sûr en fa, mode à la saveur sylvestre —, dans une courte sinfonia, pour amener timidement le chœur dans l’action dramatique, autre nouveauté. Puis un tempo de gavotte prépare la Musette I, à la lenteur subtilement exagérée, aux relents vaporeux, accompagnant l’entrée d’une danseuse sûrement maniérée aux gestes composés et suspendus. Enfin, une Musette II, aux sons pédales typiques, introduit une pièce plus vivante où l’on devine un corps de ballet magnifiant la seule présence de la soliste. Mais la place du ballet, comme apothéose de la fin de chaque acte, doit être vraisemblablement la demande d’une danseuse qui rivalisait avec les chanteurs et voulait avoir la belle part de l’opéra. Les castrats et les prime donne s’affrontaient aussi dans des joutes vocalisatoires extravagantes, tant ils étaient acclamés par leurs partisans, et ces compétitions se passaient parfois fort mal. Le 6 juin 1727, les deux grandes chanteuses rivales, Faustina Bordoni et Francesca Cuzzoni, se donnèrent des coups alors qu’elles étaient sur scène, au milieu des hurlements de la salle, sous les yeux de la princesse de Galles, et on eu beaucoup de mal à les séparer ! Il ne faut pas oublier que le compositeur avait souvent des difficultés pour retenir l’attention d’un public dissipé qui, pendant les représentations, consommait des glaces en tournant le dos à la scène, sifflait les chanteurs indésirables, faisait toute sorte de scandale, et jouait aux cartes ou aux échecs pour emplir le vide des longs récitatifs…

in Programme pour Ariodante, Opéra National de Paris, 2001.