LA LEÇON DE TÉNÈBRES DE PHILIPPE FÉNELON (1999)

par Marguerite Haladjian

« Je te donne ces vers… » Ainsi commence le sonnet XXXIX des Fleurs du Mal. Ce geste généreux de Baudelaire est un appel à accueillir et à poursuivre l’expérience, visant à libérer sensibilité et expression. Philippe Fénelon est ce compositeur qui acquiesce de tout son être au don que lui fait la poésie, aux émotions qu’elle lève, au paysage intérieur qu’elle dessine en lui, pour qui le lien entre musique et poésie réalise une même capacité dramatique dans un présent absolu.

Le titre de sa dernière œuvre, In darkness, est constitutif d’un climat poétique et spirituel. Il indique un parcours musical qui décline différentes modalités entre ténèbres et clarté. Cette pièce a été donnée en création mondiale le 8 décembre 1998 au Guggenheim Museum de New York sous la direction de Dominique My. La musique a été composée sur un ensemble de poèmes élizabéthains d’amour profane et d’extraits de deux psaumes dont Fénelon a su extraire l’essence musicale. Son écriture exalte une intimité avec les textes, en restitue les accents les plus subtils, la tension et la rhétorique passionnée. Elle impose sa forme et instaure ainsi un langage qui accueille la poésie. Les timbres instrumentaux, les ressources de la voix, la richesse et la plénitude de l’orchestration expriment les échos brûlants ou tragiques, les couleurs solaires ou nocturnes des poèmes. Le pouvoir oraculaire des mots éveille des correspondances sonores. De leur murmure procède la musique.

Sur le plan sonore, le musicien repense le tissu poétique en opérant un véritable transfert d’un registre à l’autre afin d’obtenir l’exaltation du texte que sublime la voix. Dans une constellation féconde, la musique dévoile alors le contenu affectif d’un réseau précis et nuancé. Aux images verbales répondent des images sonores à travers lesquelles circule un même chant.

Les deux registres de In darkness — psaumes liturgiques et poèmes d’amour —, fusionnent dans un élan spirituel et charnel. Leur conjugaison organise rythme et durée. La musique éclaire toute l’épaisseur humaine qu’elle transcende selon sa modulation propre.

Les textes religieux sont source singulière d’inspiration par l’interrogation qu’ils portent. L’âme, mise à nu, est en quête d’amour et de vérité, illuminée ou apeurée, entre jouissance et terreur. Fénelon prolonge la force intérieure de ces textes. In darkness s’ouvre ainsi sur les accents profonds de l’offrande musicale d’un lachrimae, incantation sobre et jubilatoire qui revendique le geste du don reconnaissant d’un cœur apaisé. De la même façon, le dramatisme ascendant du Miserere central, qui exploite les sonorités rudes du latin, montre l’homme exposé, victime de la Faute dont sa misère témoigne, mais qui, par son ampleur, change le sens du destin et soutien la méditation. Le lyrisme de la plainte atteint là un sommet de ferveur.

Les poèmes élizabétains tantôt solaires, tantôt sombres et désespérés concilient chagrin et joie. Ils disent la force du destin et de l’amour, le bonheur éperdu et radieux face à la beauté, à la jeunesse de l’être aimé puis la mélancolie douloureuse de la perte, le deuil de la séparation. La musique de Fénelon, souple et ductile, investit les poèmes, suit leur mouvement d’accélération et de détente, joue sur l’accentuation propre à l’anglais. La tessiture s’articule sur les tonalités chromatiques dans une dialectique de figures musicales. Portée par la soprano, l’harmonie des cordes, le raffinement de la clarinette et de la flûte, elle s’empare de couleurs nocturnes ou se déploie dans des timbres vibrants. L’écriture, tout en élan rythmique et tension dramatique, tire parti du potentiel de la voix et des instruments, épouse les intonations du texte, restitue sa respiration et son expressivité sans emphase ni sentimentalité. Habitée de lumière et d’ombre, elle vibre, palpite, frémit puis s’apaise dans la ligne pure et pleine du chant final. Aucune compassion, la musique prend en charge l’effroi et la mort. Elle unifie et clarifie les épreuves essentielles de l’existence.

De l’apparence au dévoilement, In darkness trouve sa résolution dans la dernière pièce, Ayre, moment de recueillement méditatif où l’homme absorbé dans la contemplation s’enferme dans la profondeur intime de sa prison intérieure. Il habite sa douleur dans l’attente d’une mort belle et juste enfin acceptée, délivré des vanités du monde, détaché des brûlures du désir. « In darkness let me dwell », telle est l’ultime prière de l’œuvre, un adieu à la vie de celui qui demande l’oubli.

Ainsi, le voyageur est arrivé réconcilié au bout de sa nuit acceptée, à ce lieu de révélation, là où se réalise dans le silence la déchirante unité retrouvée. À son tour, la musique invite sur le mode de la lamentation à méditer sur le caractère illusoire du monde. Elle désigne le mystère d’une âme dépouillée, purifiée par la souffrance. Elle célèbre l’ombre et chante les ténèbres, plénitude inconnue et fascinante. Vers l’obscur, telle est la métaphore musicale de Philippe Fénelon.

in Poésie 99 n° 77/avril, Paris, Association Maison de la Poésie de la ville de Paris, 1999