ONZE INVENTIONS (1988)

À propos de Onze inventions pour quatuor à cordes.

I. Comme le passage dtune voix unique à travers le temps, cela pourrait se dérouler à l’infini, se réinventer en permanence, s’écouter.
II. Invention : le mot est utilisé ici dans le sens de construction dans l’imaginaire. L’organisation sur la feuille est spontanée, non spécifique. Les pièces sont courtes, à quelques exceptions, enchaînées sans presque aucune interruption, dans une structure totalement libre. La définition académique du mot — étude de style extrêmement concise et construite avec une grande rigueur — échappe donc tout à fait à cette œuvre.
III. L’écriture de cette œuvre aurait pu être avant tout une ascèse une discipline et, dans ce sens, le catalogue, Ie calcul de certaines idées… Ici le travail n’est que la rencontre, sélective, entre l’idée abstraite et son organisation sur le papier. Toutes les idées énoncées sont génératrices d’autres idées. L’écriture est en perpétuelle évolution et met en évidence ce qui est le propre de l’invention : refuser le développement lorsque celul-ci prend de l’importance sur l’idée. Idée et forme vivent ainsi une situation d’incarnation complète.
IV. L’austérité, la rigueur du quatuor dans ses grandes références classiques, le choix trop symétrique du support (les instruments) ont pourtant entraîné ces exigences.
V. L’ordre des inventions a été post-établi. La forme a êété trouvée par hasard, en fonction de lieux découverts et fréquentés à Berlin. C’est la déstructuration de cette ville qui a suscité l’éclatement de la forme, et les sombres fenêtres berlinoises la diversité des mouvements.
VI. Tout cela agit comme des points de repère. La mémoire n’est pas un poids, elle est le moteur qui régénère le langage. Cette musique se promène à travers d’autres musiques. On y trouve un « Lied » (invention VII) et une « Sérénade » (invention X). Mais l'essentiel ne se trouve pas là. Qui d'ailleurs pourrait retrouver ici ou là tel accord du troisième acte de Traviata (cité pourtant textuellement) ou tel enchaînement fragmenté de Cinque Canti de Dallapiccola ?
VII. « Que les forces oubliées révèlent leur présence et entrent en action, et le beau plan d’eau, lisse jusqu’à donner l’illusion de la solidité, sera rendu à sa nature torrentielle, seulement tenue en suspens. [René Huygue, Formes et forces)
VIII. Tout dans cette œuvre est opposé à l’idée que l’on peut se faire du quatuor à cordes classique — géométrie au cours de laquelle alternent ou se superposent l’économie de moyens, la réduction au minimum des plans (la matière) employés. Pas de répétition, pas de symétrie. Tous les éléments y sont ici opposés pour construire une œuvre plus libre, plus irrégulière, voire désintéressée, détachée des modes, des traditions, de tout exemple autoritaire ou conditionnement historique.
IX. Sans gesticulation arrogante — comme c’est souvent le cas pour beaucoup trop d’œuvres artistiques à notre époque — cette musique s’accepte comme eIle est et s’oriente vers des horizons aimés, pas forcément connus. Le monde de ce quatuor, au-deIà de toute théorie, est comme un poème qui raconte une histoire en déroulement et toujours en évolution : la mienne.
X. Loin de se résoudre ou de se satisfaire de ce que voudrait la raison, mon clacissisme est dans 1e trouble, l’imprévisible, l’accident. Et la mobilité de ma pensée agit comme un tropisme. D’ailleurs, cette œuvre n’est-elle pas le lieu idêal, le thêâtre d’explorations théoriques ou instrumentales… ? Mais 1es œuvres ne sont pas conçues pour être analysées par le compositeur sauf si, comme théoricien, il a à défendre son propre académisme. Dans toute œuvre d’art chacun peut trouver une signification différente. C’est une chose que, dans cette époque agitée et qui cherche à être rationnelle, l’individu a de plus en plus de mal à supporter. Comportement instinctif, peut-être, mais cependant complexe, dont il est difficile, dans nos systèmes de valeurs culturels aux nombreuses « obligations », de s’affranchir.
XI. Ce quatuor a été composé en quelques semaines dans les lieux d'élection de l’automne 1988 : Berlin, Barcelone, Paris, Cheverny. Il est dédié à Marly et Walter Biemel.