UN CHEMIN DE LIBERTÉ (2007)

Philippe Fénelon, un chemin de liberté

Né en 1952, Philippe Fénelon débute sa formation musicale à huit ans. Le piano sera l’instrument élu auquel il s’initie à Orléans, où se passent les années d’apprentissage. Son imagination est à jamais fascinée par une représentation de La Flûte enchantée. La musique entendue lors de la messe dominicale, inspire aussi une sensibilité d’emblée destinée à la musique. Désormais, ses intérêts se fondent sur un plaisir qui l’orientera tout entier et s’accompagne dès les débuts d’un désir d’écriture : tenir un journal, devenir écrivain, autant de rêves qui se doublent de la capacité à jeter maladroitement des notes sur une portée et inventer en imitation des pièces étudiées au piano. La chance aura été la rencontre de deux professeurs exceptionnels qui changent son destin et favorisent la voie rêvée de la musique, deux femmes dont les qualités éblouissent le jeune Fénelon : Claude Ardent, musicienne et poétesse, puis Janine Coste, une élève de Cortot, de Nat et de Messiaen. Elles lui transmettent technique musicale et culture artistique mais, plus encore, le révèlent à lui-même en libérant le meilleur de ses capacités pour le guider avec lucidité vers les valeurs de l’art et de la littérature. Un voyage décisif à Bayreuth à l’âge de dix-sept ans, la découverte passionnée du monde wagnérien et l’audition de Noces de Stravinsky dirigées par Pierre Boulez, le déterminent à devenir compositeur.

Après ses études secondaires, Fénelon entreprend des cours de bulgare tout en continuant l’étude du piano et des différentes disciplines musicales. Sur le conseil de Janine Coste, il se présente au concours d’entrée au Conservatoire national supérieur de musique de Paris. Il intègre la classe de Messiaen, « un vrai maître  et un exemple d’humilité». Son ardeur à composer s’en trouve fortifiée. Mais le cadre du Conservatoire convient mal à la nature indépendante de celui qui affirme, à l’écart des groupes et des coteries, que « chacun doit trouver seul sa voie ». Il entretient avec Messiaen un rapport d’affection et de confiance qui joint à des dons pédagogiques un respect pour chacun. S’ouvre à lui un vaste paysage habité par la volonté de développer un style flexible au service de l’expressivité des interprètes. En 1977, à vingt-quatre ans, Fénelon obtient le prix de composition.

Les premiers opus prolongent les impressions suscitées par les œuvres déchiffrées ou entendues. La présence de Boucourechliev, assistant de Messiaen, l’encourage. Il lui dédie sa première grande partition pour piano, Ballade pour hier (1976). Le temps des études est voué à la recherche. Dès 1974, avec Les Trois hymnes primitifs sur des poèmes de Segalen, s’est amorcé un travail sur la dramaturgie, démarche essentielle qui définit l’esthétique du compositeur. Elle suppose une narration sous-jacente à l’écriture qui construit et structure l’édifice musical. Dans une syntaxe libre et le jeu souple des timbres, des pièces instrumentales comme Lointain (1977), Sonate (1977), « Du, meine Welt ! » (1979), qui pratiquent la superposition de séquences aléatoires et de passages déterminés, laissent apparaître, dans la continuité interne des sons, la logique d’une composition organisée. Fénelon est en quête d’autres perspectives sans qu’il se considère dépendant d’un système . Si Epilogue (1980) est une partition charnière, d’une écriture rigoureuse, des pièces telles que Trio (1980), Diagonal (1982), Maipú 994 (1983) ou Du blanc le jour son espace (1984) portent encore des parenthèses aléatoires et indiquent, par leur facture, la clôture d’un cycle de création. Sa curiosité en éveil, son goût des tentatives nouvelles marquent son itinéraire du signe de la liberté. Sa pensée s’oriente rapidement vers l’expérimentation d’un univers sonore qui donne le primat à la voix. « J’avais besoin d’un espace, que j’ignorais encore, qui était la scène où la voix peut se projeter », reconnaît le musicien.

La période qui suit voit s’épanouir les formes d’un discours musical foisonnant où s’accomplit la diversité des approches du phénomène vocal et théâtral. Le Chevalier imaginaire (1984-1986) d’après Cervantès et une nouvelle de Kafka, premier opéra de Philippe Fénelon, sera créé en 1992. Le compositeur s’est tourné vers l’ingénieux hidalgo, le Chevalier à la Triste Figure et son écuyer Sancho Pança et a choisi d’intégrer, comme prolongement de la fable, sa transformation par Kafka dans un texte intitulé La vérité de Sancho Pança dans lequel Don Quichotte serait une invention de Sancho. Derrière les aventures parodiques du couple immortel se profile la déchéance d’une société revenue de ses illusions, qui consacre le matérialisme triomphant et abandonne l’image de l’homme doué de raison dans un univers à sa mesure. La musique donne un nouvel essor au mythe, en ravive les couleurs, requalifiant le mouvement de son devenir. Par la manière d’affronter la duplicité de sa nature, Don Quichotte est un héros qui nous intrigue. En convoquant l’imaginaire dans le réel, il stigmatise l’ambiguïté des rapports entre la littérature et la vie, entre la fiction et la perception d’exister. A son tour, l’opéra nous invite à travers le cheminement des personnages à entendre la vérité qui gît au cœur de la musique.

Le deuxième opéra, Les Rois (1988-1989), témoigne d’un langage singulier d’une beauté tragique qui fait corps avec un instinct théâtral enrichi par l’expérience du Chevalier imaginaire. La matière du livret est empruntée à l’écrivain argentin Julio Cortázar. L’unité de son architecture, la force de son lyrisme exacerbé irriguent l’œuvre et lui confèrent la dimension symbolique d’un ouvrage énigmatique où un monde des ténèbres, corrompu et décadent, s’affronte à l’utopie d’une société pure et régénérée. Autour de la légende revivifiée de Thésée et du Minotaure dont le destin mêle douleur et grandeur, Les Rois nous donnent à écouter l’image d’un idéal à conquérir.

Ces partitions lyriques ont vu naître, comme leur revers intime, une importante production instrumentale : Les Combats nocturnes (1986-1987), Saturne (1987-1988), Onze Inventions (1988), Mythologies (1989-1990), le Quatuor à cordes n°3 (1991), Le Jardin d’hiver (1991), Midtown 1994), autant de pièces inspirées où le travail exigeant sur la forme s’allie à une écriture précision.

Avec Salammbô (1992-1996), Fénelon poursuit son exploration du potentiel de la scène lyrique, son domaine privilégié. Le livret, inspiré de Flaubert, nous entraîne vers la patrie oubliée de Carthage. Le compositeur et son librettiste ont mis en valeur la puissance dramaturgique du roman, ne perdant jamais de vue « une priorité absolue accordée à la voix, traitée avec le plus grand respect ». Par les couleurs instrumentales et vocales, la musique de Fénelon rythme cette fresque centrée autour de Salammbô, femme fatale et enfant aux désirs incertains. Cette Carthage, aux temps de désastre et de terreur de son histoire où la rivalité des hommes et des dieux pénètre les esprits, est l’allégorie d’une civilisation vouée à disparaître. Nous sommes dans un Orient aux tonalités empourprées où les abîmes du désir et la volupté du sang déchirent les héros et la musique sait leur prêter ses miroitements. En proie à une violence dévastatrice, la barbarie est obstinément présente. L’histoire est mue par une énergie terrifiante qu’aucune raison ne peut domestiquer, une puissance aveugle qui entraîne les destins et trouve sa résolution dans l’anéantissement. La monstrueuse perversion qui oppose barbarie et civilisation souligne la tyrannie des croyances et leurs armes féroces. La jouissance que procure l’exercice du mal laisse peu d’espoir puisque le présent ne peut être racheté par l’avenir. Flaubert dénonçait le culte du progrès et la perfectibilité de l’homme et proposait une vision supérieure qui triomphe dans les œuvres de l’art et de la pensée. Faut-il voir dans ce constat un acte de réflexion pour notre temps qui donne sens à toute création ?

Après Salammbô, les Elégies de Duino de Rilke s’imposent comme source d’inspiration des Dix-huit Madrigaux (1995-1996). D’une conception plus sobre, ces pièces, que l’on peut écouter en regard des madrigaux de Monteverdi, suggèrent  le besoin de revenir à une musique apaisée  « même si la structure semble aussi difficile à construire que l’architecture d’un opéra », confie le compositeur. Mis en espace à l’Opéra de Nancy sous le titre Elégies, les Dix-huit Madrigaux conjuguent voix et instruments pour célébrer les vers de Rilke et réalisent la fusion de la poésie liée à la mémoire de cette forme ancienne qu’est le madrigal. In Darkness (1998), dont la caractérisation de timbres et de langage s’inscrit dans la tradition musicale des Lamentations, prend comme appui littéraire des Sonnets de Shakespeare et des poèmes poètes élisabéthains qui associent sensualité et douleur, effroi et joie. Le Quatuor à cordes n°4 avec voix sur des poèmes de Rilke (1999), le Magnificat (2002) composé dans la lignée des Dix-huit Madrigaux, comme les Leçons de Ténèbres (2003) et les Airs de concert (1999-2006) laissent apparaître la constance de la voix comme expression privilégiée de l’émotion musicale.

Entre 2003 et 2004, Philippe Fénelon conçoit son opéra Faust et emprunte sa vision du mythe au poète romantique allemand Nikolaus Lenau. Son héros reflète les doutes et les désespoirs de celui qui veut interroger l’épaisseur du monde et son énigme à la recherche de la vérité. A travers son voyage initiatique et les différentes épreuves qu’il traverse, sa quête pour pénétrer le mystère de la création reste sans réponse. La démesure de ses aspirations, son désir éperdu de savoir se heurtent au temps et à la finitude et le vouent à la damnation. Mais, l’issue ultime de la fragile destinée humaine trouve sa résolution signifiante dans la poursuite de l’aventure initiée par Faust. En dépit des démentis du réel et des raisons de douter, l’homme ne peut renoncer à cette quête des certitudes. Fénelon a réorganisé le texte composite de Lenau selon les peincipes du théâtre lyrique ert un nouveau langage voit ici le jour. En exploitant la diversité des timbres en liaison avec l’état intérieur des personnages et la progression dramaturgique transposée musicalement, il atteint là à une poésie grave et mystérieuse.

Pour  Judith (2006-2007), monodrame en un acte d’après Friedrich Hebbel, Fénelon a retenu l’héroïne biblique dont l’histoire a été reprise par le dramaturge allemand qui a accentué la complexité du personnage. En façonnant les données du drame selon son dessein, le compositeur a souhaité suggérer un sentiment d’irréalité autour du récit de Judith et brouiller les frontières entre rêve et désir. Son univers permet à la voix de se déployer dans un registre d’une grande intensité dramatique, tirant partie de toutes les couleurs du timbre de soprano. Fénelon s’est adonné en toute liberté dans Judith à la perception épurée de son esthétique de l’art lyrique.

Cette dernière production s’inscrit dans l’aventure musicale d’un compositeur pour qui « l’écriture est un cheminement à travers les errances de toutes sortes ». Au seuil du langage des sons, le regard du musicien s’est aussi porté, ces dernières années, vers l’appréhension des images et la réalisation de films, activité qui a ouvert un champ d’expérimentations inédites à son espace artistique. Chaque période a apporté son style nouveau, son souffle, sans effraction, par glissements successifs pour élaborer cette métamorphose dans le déroulement de l’œuvre dont l’identité est servie par la prédominance de la voix. Le parcours se dessine par la variation sensible des partitions qui assurent l’unité de la musique de Fénelon, pour que naisse chaque fois une conscience indépendante, que s’accomplisse dans la solitude le don du geste créateur aux confins où se rejoignent les lignes secrètes qui impriment leurs traces intimes d’ombre et de clarté.

Marguerite Haladjian in Programme pour Faust, Théâtre du Capitole, 2007