SPLENDEURS ET MISÈRES DES CONVENTIONS (2002)

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Malgré le renouvellement incessant des idées, l’organisation de cette perfection — si notoire en architecture et en peinture à son époque —, Mozart ne parvient pas à ménager un rythme véritable de la structure de son œuvre, tout simplement parce que la musique, par essence, est mobile et instable, à cause de l’interprétation des chanteurs et des tempi fluctuants. Le style semble parfois forcé car tout langage ne se prête pas forcément à toute forme, et la mosaïque d’Idomeneo s’épuise en une dignité où le rythme ralenti devient vite ennuyeux, dans ce contexte de tragédie. Beethoven, dans la dynamique de son Fidelio — le parallèle est inévitable —, résoudra cette faiblesse par une excitation chromatique et violente, à l’opposé de la passivité du chant d’Idoménée ou d’Idamante, aux modulations conventionnelles et sans tension de l’harmonie. Chez Mozart, c’est avant tout vers la masse tonale de l’œuvre qu’il faut chercher une stabilité et la force qui intègre les contradictions les plus grandes. Où serait, sinon, la profonde transformation que le compositeur désirait en écrivant son œuvre ? Cette manière d’agglutiner les situations, l’écho de vagues souvenirs, donnent des espérances au pauvre compositeur qui ne peut échapper à l’absurdité de la convention. Tout prend un sens concret dès lors que le déroulement d’une histoirequelconque permet une construction idéale où la dialectique n’est plus fausse. S’ensuit alors un engagement ou un désengagement et une direction dont le mystère ne peut nous échapper. L’irréalité devient alors possible, avec cette obsession de la spiritualité qui explore le domaine trop apparent d’une figure paternelle, Idoménée et, évidemment, Léopold. La correspondance de cette résolution délivre les mémoires exposées et, sans l’amalgame de la technique, l’activité de la musique conditionne alors la relation entre forme et fond, immanence du langage musical. Car, dans cette forme inexistante qu’est celle de la musique (pas une seule fugue de Bach n’est de la musique « pure »), l’idée et la forme ne sont qu’un. Cet opéra, qui tient une place unique dans la production mozartienne, se suffit donc à lui-même : il ouvre et il ferme une porte. Tout est là : la tragédie comme la comédie, le mariage de l’opera-seria italien et de l’opéra gluckiste, vivifiés, magnifiés l’un par l’autre et sans postérité, que ce fils parfait, ou imparfait, où le génie de Mozart transcende le champ du drame et de la symphonie en une seule forme. Le compositeur prend sur ses épaules le cas unique de ce roi de Crète pathétique et, héroïquement, en épouse les idées, les intérêts, et… les misères.
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in Programme pour Idomeneo, Paris, Opéra National de Paris, 2002.