TOUTE LA RUSSIE EST NOTRE CERISAIE [III] (2012)

Un soir, au Palais Garnier, j’engage la conversation avec Alexei Parin que l’on vient de me présenter et qui se trouve, par hasard, assis à côté de moi. Les sujets fusent : l’opéra, évidemment, la musique russe, Salammbô, qu’il a vu quelques années auparavant. Au moment où les lumières commencent à baisser pour la reprise du spectacle, j’évoque La Cerisaie et mon désir, depuis longtemps, d’en tirer peut-être un opéra. Parin me propose alors d’en écrire le livret… Ces quelques phrases échangées avec un inconnu me ramènent en un instant aux images inoubliables de Strehler à l’Odéon. Le ballet auquel j’assiste devient le fond de tableau lointain auquel se superpose un monde à fleur de peau et des images qui s’animent dans le brouillard du souvenir : la balle qui s’échappait de l’armoire prudemment ouverte dans la chambre d’enfants, le train miniature qui traversait le plateau, l’immense velum blanc tendu au-dessus du parterre sur lequel planaient quelques feuilles…
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Alors qu’il est installé à Yalta, où il trouve un peu de repos en contraste avec l’agitation qu’il ne supporte plus des deux grandes villes du nord de la Russie, Tcheékhov est tombé amoureux d’Olga Kniper. La jeune femme, merveilleuse actrice au dire de ses contemporains, est tiraillée entre son travail, car elle a du succès, et son mari de quarante-trois ans qui se meurt de tuberculose. Dilemme terrible qui se répète souvent chez tout artiste : doit-il se consacrer uniquement à son art dans la solitude ou le partager dans l’agitation banale du quotidien ? Tchekhov n’impose pas à son épouse de se sacrifier pour lui. Il ne fait rien non plus pour revenir à Moscou.

Dans un jardin public de Yalta, un homme, assis sur un banc, regarde passer une dame et son petit chien. Anton Pavlovitch construit des liens entre le passé et son œuvre immortelle, tend des ponts pour mettre en parallèle des mondes qui ne pourront jamais se côtoyer. Il pense à Liouba retournée errer dans un ville de la Riviera à la recherche d’un amant qui a provoqué sa ruine. Il se souvient de l’hiver qu’il a passé, lui-même, à Nice, de ses voyages à Paris, Rome, Venise et au terrible bagne de Sakhaline où il n’aura pas croisé le fils d’une poétesse, dont il ne saura jamais qu’elle n’aimait pas son œuvre. Antocha, comme l’appelait sa mère selon le mode russe, rêve alors à une autre île lointaine, Ceylan, où il avait peut-être entendu des musiques mélancolique. Il n’imagine pas que son Olga, devenue Artiste du peuple de l’URSS, lui survivra cinquante-cinq ans…
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in Programme pour La Cerisaie, Opéra national de Paris, 2012.

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