CE QUE J’AI ENTENDU (2005)

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L’univers d’André Jolivet est entré dans ma vie par le biais des six pièces qu’il imagina en 1935 pour convoquer la présence de ces objets qu’il contemplait tous les jours et qui, par la suite, sont devenus mythiques. D’emblée, le monde de Mana m’a été familier. Les tonalités cuivrées de La Chèvre, la mélancolie de La Vache, les bondissements de Pégase exprimaient soudainement devant moi la justesse d’un langage au caractère implacable, une organisation parfaite des éléments thématiques, une construction de la forme sans surcharge, épurée. En jouant ces pièces aux titres singuliers, je me trouvai enchaîné à des paysages sonores inédits qui éclairaient mon devenir de jeune musicien et, grâce à la particularité de cette matière vivante qui se fabriquait sous mes doigts, je reconnaissais une musique dont j’avais sûrement rêvé. Plus tard, par le magnétisme des sons, je commençai à saisir ce qui pouvait m’entraîner dans un monde où je découvrirais une nature vraie et engagée qui pourrait servir d’exemple.
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Incantatoire, primitif, brut, magique… On pourrait revenir sur ces mots qui ont fabriqué une mythologie convenue, trop souvent associée à l’œuvre de Jolivet. Il conviendrait d’y ajouter totem, colère, réactivité, mais aussi soumission, critique — à laquelle il était sensible, comme le sont tous les artistes, sans exception. Ainsi, en accablant la matière musicale de figures rassurantes, on pourrait sûrement en tirer des principes pour en proposer l’enseignement. La manière d’exprimer l’émotion s’organise selon des modes que chacun codifie dans le seul désir de recomposition du monde. L’écriture qui s’affronte à cette réalité privilégie les rencontres et, en favorisant l’expression personnelle, introduit sa nécessité. La richesse de ce langage averti souligne alors sa dissemblance et une position esthétique unique. Le désir d’une connaissance approfondie entraîne donc Jolivet à écrire « toutes sortes de musiques, tous les genres de musique », sans devoir expliquer nos cuisines : « Seul importe le résultat .» [i] La liberté de s’intéresser à des univers extrêmes, les mettre en relation, montre la résolution du compositeur de poser des points de vue. Lorsque, dans le Concerto pour violon, il met en exergue une phrase de la cosmogonie hopi, lorsqu’il s’engage dans un Tombeau de Robert de Visée — que le guitariste Andrès Segovia, devenu presque aveugle, ne put créer —, ou lorsqu’il sacrifie à la mode hippie en écrivant Mandala, il montre qu’il est un homme de son temps qui ne renie jamais le passé. L’hommage à Varèse, Cérémonial — dont Ionisation pourrait être la source d’inspiration —, accentue cette place fondamentale. Ici, la variété insolite des instruments marque le rapport à la complexité pyramidale de l’écriture et une conception symphonique de l’agencement des timbres. La symbolique qui traverse certains passages, le renouvellement incessant du matériau suggèrent une circulation des images mises en place et le paradis acoustique qui en émane nous entraîne pour un moment vers  les cimes rilkéennes qui exhalent les musiques de l’air…
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Un certain été de 1971, dans les Rhodopes, j’entendis chanter Épithalame. Les voix résonnent encore en moi, pourtant si loin des montagnes bulgares… Cette œuvre, si vivante par son élan et la joie qu’elle transmet, nous montre comment l’auteur, à travers sa création, signale parfois le lieu de son refuge qu’il révèle à celui qui peut l’entendre. Même quand le monde est à feu et à sang, il indique avec son art ce qui l’émeut profondément et qui nous fera peut-être pleurer pour ce que nous n’avons pas été, ou ne sommes pas devenus. C’est dans ce jardin vulnérable, dont il nous ouvre la porte étroite, que se trouve la jubilation qu’il communique par sa musique. Dans mon adolescence, Épithalame fut un phare et m’indiqua la voie de l’écriture. C’est seulement aujourd’hui que j’en reconnais l’intense lumière. Dans la fragmentation de nos vies, nous avons la chance de pouvoir éclairer notre chemin par des œuvres qui, comme des amers, nous éloignent des récifs sur lesquels nous n’échouerons pas. Les affinités et les rencontres ne sont pas le fruit du hasard : elles nous transforment. Avec le temps, tout devient équilibre. Nous n’avons jamais fini d’en mesurer l’importance. L’expansion de nos idées et les éléments qui composent notre travail transmettent un savoir, inscrivent une pensée organisée selon notre espace mais nous ne devons pas avoir de modèle définitif pour pouvoir déplacer nos points de référence et parvenir à une justesse de ton dans la cohérence de nos émotions. L’individu construit une réalité en accord avec des catégories innombrables, celles qui permettent d’avancer dans la conscience de l’œuvre à accomplir.


[i] Bernard Gavoty et Daniel-Lesur, Pour ou contre la musique moderne ?, Flammarion, Paris, 1957

in Portrait(s) d'André Jolivet, BnF, Paris, 2005