CHEMIN DE PERFECTION (1999)

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L’image et le contenu rêvés d’un opéra sont signifiés grâce aux voix — à la voix même de celui qui écrit —, comme si le dispositif théâtral était le lieu privilégié pour l’écoute d’un texte à partir duquel on peut s’exprimer sans détours. Dans l’image musicale qui se déploie au-delà de l’écriture, dans tel accord ou telle phrase, le compositeur enferme ses secrets, leur donnant une charge expressive qui n’appartient qu’à lui et se manifeste par la bouche des personnages qu’il rend authentiques et vivants pour avoir compris que la voix et la parole doivent être à la source du drame musical. Dans Dialogues des carmélites, on trouve cet apaisement qui apporte le bonheur au compositeur dans son combat journalier. Malgré l’effort que cela représente, les variations d’humeur et de moral, le découragement, voire la panique lorsqu’il imagine que le ton et le style qu’il adopte pourraient être faux et que l’opéra pourrait être épouvantablement râté, Poulenc s’y livre avec une objectivité significatrice pour aller à l’essentiel. La souffrance inhérente à la création, l’instabilité provoquée par les douleurs nées des déchirures du passé, ou la dépression qui le perturbe pendant l’élaboration de son travail, lui permettent alors d’affirmer son écriture et de matérialiser l’essence de sa propre nature. Le livret est jalonné de phrases-clé, essentielles pour la psychologie de l’œuvre. « Où je suis, rien ne peut m’atteindre. » dit Blanche à son frère et ajoute « Je suis une fille du Carmel qui va souffrir pour vous et à laquelle je voudrais vous demander de penser comme à un compagnon de lutte car nous allons combattre chacun à notre manière, et la mienne a ses risques et ses périls comme la vôtre. » (acte II, 3ème tableau) Après une nuit de prison, Madame Lidoine, la nouvelle Prieure, dit à ses filles : « Nul ne saurait nous ravir une liberté dont nous sommes dépouillées depuis longtemps. » (acte III, 3ème tableau) Mais le compositeur, devant l’œuvre à écrire, n’écoute-t-il pas avant tout la recommandation presque inaudible de la Prieure mourante à Blanche qui appelle cette recherche de la voie pour « marcher à l’intérieur de soi », comme le prône Sainte-Thérèse dans le Chemin de perfection ?

La difficulté du texte de Bernanos, au moment de le transformer en livret d’opéra, réside en grande partie dans les innombrables didascalies. Les images d’un scénario de cinéma renvoient plus vite un sens que la musique qui, le plus souvent, illustre ce que l’on veut signifier. La clarté du style de Poulenc ne lui donnait pas la possibilité de rythmer ce texte comme au théâtre. Les détails de l’adaptation — certaines scènes parallèles ont été supprimées, des phrases trop lourdes à mettre en musique ont été débarrassées des scories — ne sont pas très importants. Seule une scène a été ajoutée au texte de Bernanos, celle de l’énumération des carmélites condamnées à mort (acte III, 3ème tableau), qui reprend un extrait de l’acte du Tribunal révolutionnaire. Poulenc a donc été obligé de pallier le découpage cinématographique par des interludes ou des rideaux spéciaux (qu’il nomme « rideau Carmel ») qui sont parfois simplement là pour donner la sensation du temps qui passe. Le manque de légèreté de ces pages, souvent illustratives, entraîne une longueur qui fait perdre la tension dramatique. Par exemple, l’ambiance saint-sulpicienne du début du second tableau du deuxième acte affadit considérablement l’entrée du chant de la seconde Prieure. Mais, tel Debussy, à court d’inspiration et dans la précipitation des répétitions difficiles de Pelléas et Mélisande, s’emparant d’un thème de Parsifal pour écrire quelques mesures de changements de décor (acte I, scène 2), ces ajouts montrent le désespoir du compositeur qui cherche à signifier la fuite du temps, problème fondamental de la dramaturgie musicale. C’est seulement après la création milanaise que Poulenc a écrit ce qu’il appelle des soudures, comme si le compositeur, qui désirait pour Paris la représentation modèle, voulait donner davantage, sans accepter l’aventure à laquelle le renoncement convierait. Un combat intérieur quotidien le fait lutter contre la facilité dans le cheminement de son œuvre et la difficulté de briser le moule dans lequel il s’est enfermé. Poulenc se met donc à repenser les moments qui ne fonctionnent pas, reconsidère la fin des actes II et III, retranche des mesures, cherche à éviter les blancs, écrit des anticipations aux interludes, ajoute des touches chorales, « de la musique très triste », et se met à piller sa propre œuvre pour subvenir à ces manques supposés. Les lettres à Maurice Jacquemont, le metteur en scène de la création parisienne, font largement état de ces interventions semblables à des retouches sur un tableau faites par une main devenue étrangère. Plus tard, le compositeur continuera ces arrangements, afin que l’œuvre soit parfaite.
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in Programme pour Dialogues des Carmélites, Opéra National de Paris, 1999.