HISTOIRE D’UN OPÉRA (1998)
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Le monde de l’opéra étant un univers régi par la convention et le cérémonial, où la distanciation, du fait de l’omniprésence du chant, est une donnée de base et non un effet à conquérir, nous cherchions un sujet capable de nous fournir une distance suffisante avec l’époque contemporaine pour éviter toute tentation réaliste, mais aussi assez riche du point de vue de l’imaginaire collectif pour écarter le piège non moins dangereux de l’historicisme. Nous reconnaissions dans Salammbô des situations de lutte pour le pouvoir qui pouvaient nous permettre de faire de notre adaptation une mise en garde contre toutes les formes de dictature qui guettent une société endormie dans sa prospérité, une dénonciation du mensonge et de la trahison qui conduisent au chaos. Mais nous pensions que cette volonté s’exprimerait de façon d’autant plus efficace que notre sujet ferait appel à un univers déjà présent, même de façon vague, dans la mémoire des futurs auditeurs de l’œuvre. Ce souci avait déjà dicté à Philippe Fénelon le choix du personnage de Don Quichotte pour son premier opéra, Le Chevalier imaginaire, qui fut créé au Théâtre du Châtelet en janvier 1992 alors que nous étions en plein travail, et dont les leçons furent mises à profit pour l’élaboration de Salammbô. Tout le monde connaît Don Quichotte, Dulcinée et Sancho Pança, même sans avoir lu intégralement le roman de Cervantès : de même, les principaux personnages du roman de Flaubert ont une certaine existence dans l’inconscient, au point que certains s’imaginent — nous l’avons constaté en évoquant le livre autour de nous —, qu’Hamilcar, personnage historique, a réellement eu une fille nommée Salammbô. Plus fondamentalement encore, dans les noms de Rome et, surtout, de Carthage, se concentre l’idée de deux grandes puissances rivales qui ont une valeur mythique universelle que nous pouvions exploiter : aussi étions-nous certains que l’action construite par Flaubert, même dépouillée de toute la documentation historique et des détails innombrables qui ont servi au romancier à donner l’illusion de la couleur locale, conserverait sa force évocatrice et que, situant l’action dans un au-delà de l’histoire bien plus imprécis que chez Flaubert, nous pourrions parler efficacement à la conscience du spectateur de cette fin du XXe siècle. En ôtant au récit de Flaubert une part de ces images qu’il a pris tant de peine à étayer, sa correspondance l’atteste, par la consultation des documents archéologiques et par l’étude des historiens antiques, nous n’avons fait que respecter paradoxalement l’intuition qui gouvernait son usage de l’érudition, persuadé qu’il était de devoir en fin de compte se conformer, en l’absence de certitudes sur ce que fut réellement Carthage, « à une certaine idée vague que l’on s’en fait » (lettre à Ernest Feydeau, octobre 1858). C’est pourquoi, du reste, on sous-estime souvent la part d’ironie que comporte l’érudition de Flaubert dans Salammbô, qui ne contredit nullement la mélancolie profonde qui traverse toute l’œuvre.
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Philippe Fénelon et Jean-Yves Masson in Programme pour Salammbô, Opéra National de Paris, 1998.