LE DERNIER BAL – LA CERISAIE [I] (2010)

Le bal bat son plein lorsque le rideau se lève. Les danses retentissent comme aux grandes fêtes d’autrefois. Mais dans le salon en décrépitude, se déroule l’ultime chapitre de l’histoire de cette maison. Dans ce monde sans affectation, les conventions sociales s’étaient estompées grâce à la délicatesse de Liouba, la maîtresse de maison. En abandonnant la propriété pendant cinq ans, après la mort accidentelle de son fils Gricha, et pour ne pas céder à sa douleur, elle s’est laissée emporter par la superficialité d’une vie factice sur la Côte d’Azur où elle est tombée amoureuse. Revenue dans cette maison d’où elle s’est arrachée, elle n’a qu’une idée en tête : repartir. Dans cette atmosphère devenue lourde, plus rien ne sera jamais comme avant. La cerisaie vient d’être vendue. Les souvenirs reviennent alors par flots. Ceux qui ont vécu là en toute simplicité essaient de masquer leur déconvenue devant l’inévitable séparation et, pour oublier la situation, ils se laissent entraîner dans le vertige des danses de ce dernier bal.

Le prologue de l’opéra et les douze scènes réparties en deux actes se déroulent pendant le bal. Dans le prologue, les dix personnages expriment chacun par une seule phrase leur relation intime avec la maison. La volubilité de style et le rythme rapide des formules musicales suggèrent l’insouciance des premières pages de la pièce de Tchekhov quand on attend l’arrivée de Liouba revenant de Paris. L’ambiance frivole cache cependant un passé qu’il est difficile de recomposer. La superposition des dix monologues, de l’orchestre et de la musique de scène, un complexe inhabituel dans les premières pages d’un opéra, suspend l’action et retarde l’évidence de la catastrophe qui pèse sur la cerisaie. L’enchaînement de phrases brèves sans cesse renouvelées accentue le comportement des protagonistes qui ne veulent pas entendre les propos de celui qui vient d’acheter la maison où son père servait, ce mufle de Lopakhine.

Chaque rôle a une couleur vocale spécifique et un style que caractérisent des particularités mélodiques et rythmiques. Par exemple, les phrases d’Ania s’appuient sur son attitude positive dans le regard qu’elle porte sur les autres. Jeune fille moderne, optimiste et pleine d’espérance, sa présence rassure tout le monde. C’est d’ailleurs elle qui est allée chercher sa mère à Menton. Si elle ne saisit pas toujours les subtilités de ce qu’elle entend, elle a pourtant compris que les conflits entre les êtres régissent le monde. La facilité avec laquelle elle énonce les choses est associée à la virtuosité des vocalises qu’une voix de colorature permet de projeter.

À l’opposé, le chant de Varia est mélancolique, presque désespéré et les registres extrêmes dans lesquels il évolue montrent son désarroi. Son avenir est, selon elle, sans espoir Elle s’en veut de n’avoir jamais assimilé sa condition d’enfant adoptée et d’avoir été incapable de dire à Lopakhine qu’elle l’aimait. Elle aurait voulu se marier, avoir des enfants mais sans dot, elle affirme, sans vraiment y croire, que c’est impossible. Par dépit, elle est exaltée devant la religion et séduite par le clinquant de ses ornements. Son adoration des icônes est une manière de trouver une compensation à ses regrets.

Sur un mode très différent, Charlotta, la gouvernante, qui n’a pas de papiers d’identité et ainsi ignore son âge, s’interroge constamment sur elle-même et essaie de prendre la vie du bon côté en décrétant qu’elle se sent comme une bulle de savon. Hésitante dans son attitude, elle fait des tours de magie appris dans son enfance, quand ses parents la traînaient de foire en foire, négligeant son éducation. En Russie, elle ne pensait pas trouver un monde si peu conventionnel auquel elle ne s’est jamais adaptée. D’origine allemande, elle truffe ses phrases de mots de sa langue maternelle, ce qui rend son accent russe plutôt amusant. Les citations détournées que l’on entend dans la musique soutiennent les propos qu’elle n’arrive pas à mettre en valeur car personne ne se soucie de ce qu’elle raconte. D’une grande nervosité, tout particulièrement avec les hommes, elle est prête à tout, même à danser un cancan, uniquement pour pouvoir montrer ses jambes ! Faire chanter ce rôle par une basse bouffe provoque le décalage nécessaire pour infirmer le côté comique du personnage, à la limite du pathétique et du grotesque.

Douniacha est une rêveuse. Servante dans cette maison depuis son enfance, elle imite Ania, qui a presque le même âge qu’elle, et dit qu’elle a perdu l’habitude de la vie simple. Malgré l’évidence, elle imagine que Iacha, jeune valet fils de paysan, pourrait être amoureux d’elle et pour s’en convaincre, elle se donne des airs. Le style vocal de Douniacha est plaintif et sa voix de contralto montre que, avec le temps, elle a perdu sa clarté de jeune fille. Ses phrases sont soutenues par des formules répétées qui alourdissent le caractère ridicule et angoissé d’un personnage empêtré dans ses émotions.

Dans la scène de rêve consacrée à Gricha, l’expression du chant est claire et joyeuse. Les mélodies rappellent des chansons enfantines par leurs tournures simples et des tonalités franches. Sans Gricha, plus de gaité et de vie dans cette maison dont Liouba s’est désintéressée en grande partie parce qu’elle y trouve partout la présence de son enfant. Elle en partage le souvenir avec ses filles dans un trio amoroso mélancolique inspiré d’une page de Tchaikovsky. Peut-être que si Gricha n’avait pas disparu si tragiquement, Liouba serait restée là. Artiste dans sa manière d’agir, insouciante au point de négliger ses devoirs familiaux, elle a laissé s’accumuler les dettes et, de ce fait, la propriété est devenue ingérable. Liouba n’a pas le sens de la défaite ni le regret de quitter la Russie car, dans ce contexte, elle ne se sent plus liée à personne, pas même à ses filles. Pour elle, la page est tournée. Esclave de sentiments chaotiques et de pulsions qu’elle ne maîtrise pas, elle est obsédée par l’amant qu’elle a laissé en France et qui la martyrise même dans l’absence. Le chant de Liouba s’articule dans des phrases amples et lyriques au cours de trois scènes dans lesquelles elle exprime la liberté de ses désirs. Elle est portée par la nostalgie et ses chimères qu’elle sait pourtant vaines.

La cerisaie est un monde de femmes créé pour les femmes. Le chœur de seize voix féminines était donc fondamental pour la répartition des couleurs vocales de l’opéra. Ainsi composé, cet effectif, qui évite le grand chœur, rend plus intime la manière de communiquer dans l’espace. Tour à tour sur scène ou en coulisses, les cueilleuses de cerises symbolisent l’âme du lieu. Certains interludes amènent un effet acoustique particulier, comme des voix qui chanteraient au loin dans la forêt. D’autres font entendre une musique qu’on a l’impression de connaître. Pourtant, les mélodies n’ont pas de source précise, sinon celle d’un style populaire entièrement imaginaire.

Iacha est un garçon pragmatique, même si cela ne lui a pas tellement réussi. Il a compris qu’il pouvait faire carrière dans un monde qui ne devait pas lui échapper et, vraisemblablement, il s’y fera une place. Embarrassé de sentiments contradictoires liés à son statut social, il imagine que Liouba aurait pu être sa maîtresse, tout simplement parce qu’il l’a accompagnée lors de son voyage en France. Il a l’illusion qu’elle lui cédera à un moment ou à un autre, mais il ne comprend pas qu’elle est déchirée par la séparation d’avec son amant français. Le chant de Iacha est presque arrogant. Un motif rythmique nerveux, répété plusieurs fois au cours de sa scène, exprime son obsession d’affirmer ses opinions. Jamais il n’écoute ce qu’on lui dit et il se montre cruel avec les plus désarmés. « Cesse de pleurnicher ! » assène-t-il à Douniacha, une phrase d’amant aigri. C’est un type banal qui montre ses faiblesses à travers des rêves limités.

À l’opposé, Lionia est une sorte de play boy, figure connue des bals moscovites, qui n’a vécu qu’une vie mondaine sans y trouver son compte et dont les désirs ont disparu à jamais. Au cours de son adolescence, s’est construite une affection amoureuse avec sa sœur qui, pour lui, représente la femme idéale. Firs le traite toujours comme un petit garçon qu’il veut sans cesse remettre sur le bon chemin, sans succès. Désabusé sans être désespéré, inactif, Lionia est triste et, pour ne pas sombrer, il se livre à son unique passion, le billard. Ses réflexions superficielles s’expriment dans un chant qui passe de phrases brèves et insouciantes à de grandes envolées lyriques.

Nouveau propriétaire incontesté de la maison où son père était serf, Lopakhine est obsédé de montrer sa réussite à des gens qui connaissent pourtant tout de lui. Il ignore que ce monde subtilement élégant lui sera toujours étranger. Sans éducation, à chaque fois qu’il prend la parole, il s’exprime avec des mots maladroits sans pouvoir se contrôler. Quoi qu’il essaie de justifier, il place les autres devant leur échec. Son attitude passionnée, compliquée par l’argent qu’il possède, en fait l’ennemi de Liouba. Dans la dernière scène, Lopakhine essaie de lui avouer qu’il aurait pu être son sauveur mais il trébuche dans ses phrases et Liouba ne voit en lui que le petit moujik qu’il a toujours été. Son chant est vindicatif, presque vulgaire à force de se vouloir trop héroïque.

Firs, qui est l’âme tutélaire de la maison, est un personnage sans âge dont la voix n’est ni celle d’un homme ni celle d’une femme, Le rôle est tenu par un mezzo-soprano pour exagérer ce flottement indéterminé du timbre. Le vieux serviteur énonce ses souvenirs sur un ton optimiste qui, néanmoins, passe d’un état extrême à l’autre, de la joie à la mélancolie, de la douleur retenue à l’effusion des sentiments. Sorte de baromètre de la complexité des relations entre les personnages, il exprime son désarroi à voir cette maison partir à vau-l’eau. Par le développement d’un chant souple et varié dans l’expression, ce qu’il raconte est comme un film qui s’anime devant nous. Avec lui, on se souvient des voyages du père de Liouba à Paris, on entend les cloches du Kremlin ou celles qui accompagnent des noces de campagne stravinskiennes, on l’écoute surtout décrire la recette des fameuses confitures de cerises… Ailleurs, ce sont les wood-chimes qui simulent des coups sur les troncs des cerisiers ou les harmonicas de la fin du premier acte qui rappellent les comptines qu’il chantonnait à Gricha. L’épilogue, du fait de la présence de l’enfant, est conçu comme un flash-back pour placer l’action de l’opéra dans un temps précis. Cet effet théâtral met en perspective l’histoire qui vient de se dérouler devant nous. Une partie de la famille joue à cache-cache dans le jardin. Dans ce passé idyllique personne ne peut imaginer que cette propriété sera un jour vendue et transformée en lotissement. L’innocent Gricha, qui poursuit des papillons, rappelle l’Yniold de Pelléas et Mélisande. Il est l’expression de la sublimation du bonheur. Firs, qui regarde la vie des autres se dérouler devant lui s’abandonne alors à sa solitude.

Dans la structure générale de l’opéra, la musique de scène, omiprésente, est conçue pour articuler une forme sans cesse en mouvement. La plupart du temps superposée à d’autres niveaux sonores (l’orchestre et les voix), elle n’est cependant pas une illustration réaliste de l’action (le bal) mais fait partie de la dramaturgie de l’œuvre. Si, chez Tchekhov, par manque de moyens, on a engagé à la va-vite un petit orchestre juif (quatre violons, une flûte et une contrebasse), ici, ce sont douze musiciens qui jouent, non pas en coulisses mais sur la scène. Leur jeu parfois approximatif, avec des fausses notes, est noté dans la partition ! Ces musiques très fragmentées font entendre une valse, une mazurka, un fox-trot et un cancan, typiquement montmartrois, dont le rythme excentrique et quelques bribes mélodiques trouvent leur inspiration dans une page du Bal masqué de Verdi. Le lyrisme de certains passages, les suspensions, les attentes, les fredonnements d’airs connus donnent une forme spéciale et suggestive à l’écriture de cette musique de scène qui reflète l’âge d’or des soirs d’antan.

Dans cette œuvre où personne ne veut faire de grands discours pour ne pas dire ce qu’il ressent au moment de quitter une maison dans laquelle traînent tant de souvenirs, les enchaînements continus des scènes, les silences qui envahissent l’espace sont autant de mouvements organisés pour tromper le temps. La cerisaie est appelée à disparaître. Devant cette situation irrémédiable, chacun doit prendre son parti. Le monde évolue et la société change, même si les injustices sociales continuent. Rien n’est cependant dramatique et l’auteur de la pièce originale, Anton Pavlovitch, de son exil à Yalta,  voulait que son œuvre soit perçue et représentée comme une comédie. Plongeons alors dans l’insouciance estivale de l’épilogue, poursuivons les papillons avec Gricha et jouons à cache-cache dans le jardin qui ne sera jamais vendu et qui est pour longtemps encore notre cerisaie.

in Programme pour La Cerisaie, Théâtre Bolshoï, Moscou, 2010