LÉANDRE OU LA FERVEUR (2007)
Depuis des décennies, Joëlle Léandre a cherché, improvisé, construit, réfléchi avec une obsession rare sur tout ce qu’elle pouvait transmettre et donner à son public. Au cours de ces années de rencontres, elle n’a cessé de jouer avec cette lucidité qui lui a permis de prouver qu’elle est l’une des musiciennes les plus exceptionnelles de son instrument. Avec ces entretiens, elle a voulu faire une sorte de bilan pour ne pas perdre la mémoire des aventures exceptionnelles qu’elle a vécues avec un instrument auquel elle s’est livré sans relâche, le trimballant d’un bout à l’autre du monde sans se lasser, même si parfois, cette lourde « grosse caisse » l’a dévorée.
Émouvante Léandre qui nous raconte ses débuts, qui met de l’ordre dans ses errances, décrivant avec lucidité les expériences qui lui serviront de bagage pour transmettre son savoir. En partageant des mondes différents, elle a réussi à planter un décor personnel intense, avec parfois une perception de l’extrême dans les risques qu’elle a pris. En effet, dans toutes les actions, où elle s’est sans cesse remise en question, elle s’est affrontée à des challenges (mot qu’elle adore), gagnant ainsi peu à peu du terrain avec la plus grande honnêteté possible dans ce monde qui la dévore et qui, parfois, l’ignore.
Le travail, le caractère singulier des projets qu’elle entreprend, les interférences qui viennent nourrir ses œuvres, tout est conçu pour sortir de la banalité du quotidien. Avec cette rigueur qu’on lui connaît et sa façon de magnifier l’environnement dans lequel elle se trouve, Léandre donne pour ne rien prendre. Sa vie est celle d’une ascèse avec les difficultés que cela représente pour un être éclaté comme elle. Mais c’est par le biais de son instrument qu’elle a trouvé un langage particulier pour transgresser sa propre nature. Car la rébellion est là, dans cette transformation des musiques auxquelles elle s’affronte. Tout est travaillé de l’intérieur, comme s’il fallait à tout prix arracher de soi des sensations, transcender l’angoisse des contingences du langage. Hérétique de la musique, ne succombant jamais à l’attrait facile de la liberté, avec cette assurance que donne la base d’une technique « classique », comme elle l’affirme, elle a osé depuis longtemps mélanger les styles et, en conséquence, les êtres qui se sont trouvés sur son chemin.
Aucun conflit ne l’oppose aux modes, elle les devance d’une manière ou d’une autre, s’entichant d’un musicien, d’un danseur, d’un metteur en scène, d’un acteur… Elle fonctionne par affinité, même si les comportements peuvent entraîner des contradictions car devant un tel phénomène, les difficultés s’estompent tant l’enthousiasme accompagne l’instinct. Tenace, elle ne baisse jamais les bras, vit pleinement l’aventure fragile de la musique, sans faiblir, avec audace, avec humanité. Noble et juste, c’est l’esprit et l’identité de l’action qui priment avant tout. Le goût et la grâce dans la manière de s’engager dans les œuvres auxquelles elle participe, avec l’intuition géniale des grands, lui permettent d’avancer sur un chemin qu’elle n’a jamais tracé.
Musicienne, bien entendu, improvisatrice, certes, mais il ne faudrait pas oublier la compositrice qui, pour se faire entendre, n’a pas cessé de « casser les rôles », exprimant par les signes une harmonie singulière avec l’écriture. Pédagogue, ses master classes er ses workshop ne se comptent plus. Dans le monde entier, où Joëlle Léandre a dispensé son art, sa réputation est grande. Charnelle, émotive, douce et rude à la fois elle prend alors tous les risques, que ce soit pour interpréter une pièce de Cage ou improviser avec un tromboniste de jazz. Sa curiosité lui fait dévorer toutes les musiques, sans défaillance, « les noires, les marrons, les jaunes, les asiatiques, les indiennes, les arabes »…
Ainsi, à travers ces pages, Léandre nous entraîne dans les lignes brisées de sa vie et de ses émotions. Elle nous livre ses variations, ses transpositions, ses arrangements, ses écritures, comme une artiste complète qu’elle est. Et si le caractère émouvant de certaines pages nous font partager ses doutes et ses désespoirs, elle raconte surtout avec transport comment l’espace sonore dans lequel elle se meut, la rend responsable de cette poétique de la vie apprise de Cage, son maître, celui qui l’a révélée à elle-même. « Be yourself ! », Joëlle, reprend le chorus une fois encore pour enseigner ta ferveur, toi, l’amie, la grande musicienne, si profondément humaine, toi, la fille de feu.
in Joëlle Léandre, À voix basse, Entretiens avec Franck Médioni, Éditions Musica Falsa, 2008