L’INDOMPTABLE (1998)
Dans La Boîte de Pandore — l’un des deux textes de Wedekind qui a servi à l’élaboration du livret de l’opéra de Berg —, Rodrigo, l’Athlète-acrobate, nous annonce qu’il a commandé un fouet en cuir d’hippopotame de deux pouces afin de donner de l’amour ou de la flagellation à la chair féminine qui n’en a cure, pour qu’elle reste ferme et fraîche car Lulu a besoin d’être calmée. Mais celui-ci n’aura pas le temps de mettre en œuvre ses pratiques car il sera livré aux eaux de la Seine, poussé par Schigolch, sur les ordres du fauve qu’il voulait soumettre. On retrouve dans cette image les clichés d’une époque, si présents chez les écrivains fin-de-siècle aux relents obsédants et exaltés. Le satanisme de Huysmans, le morbide de D’Annunzio ou l’androgyne chez Hoffmansthal — une figure qui n’a pas échappé à Richard Strauss… — célèbrent cet univers décadent qui établit ses lois selon les événements du moment, et par lequel un compositeur autrichien eut la révélation de la sensualité. Était-ce par la flagellation active ou passive que Rodrigo ou Berg réussiraient à dominer, l’un cet animal curieux qui provoque des ravages, l’autre le démon qui ronge et parcourt son œuvre ? Mais, de cet échangisme où les intervenants sado-masochistes prennent le rôle qui leur est infligé, Berg n’a pas retenu ces phrases de Wedekind. Sûrement voulait-il masquer un manque, voire une sublimation de l’innommable ? Ou peut-être pressentait-il ce qui deviendrait pour lui une œuvre indomptable…
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L’obsession bergienne d’organiser le chaos en obtenant une forme parfaite — la structure en arche dont on nous a dessiné tant de modèles (mise en œuvre de la grande forme symphonique héritée du siècle précédent) — donne donc la possibilité de ne renoncer à rien, alors que chaque élément intervient comme un objet en renouvellement pour susciter la mise au point d’une rhétorique dans l’art de la composition. Opposition des matériaux, conception dynamique des volumes sonores, animation d’un rythme unitaire qui parcourt l’œuvre, chromatisme sous-jacent qui marque cette appartenance à un style wagnérien, ne renonçant pas à certains effets, cette musique montre la volonté tenace de rompre avec un ordre traditionnel. Et pourtant, son décor est hérité directement d’une fin-de-siècle sulfureuse dont les froufrous égarent encore Lulu, la soumettent aux impératifs de l’agitation excessive qu’elle transmet, où ses courbes épousent le mouvement irrémédiable du temps qui nous entraîne dans ces phrases systématiquement ascendantes se concluant par de longues tenues dans l’aigu. Le leit-motiv à l’état pur de la forme sonate qui régit toute l’œuvre a des accents mahlériens irréfutables. Cette phrase thématique intervient d’ailleurs souvent sur un parlé de ton terriblement expressionniste (aux parfums d’opérette viennoise), ou, de façon encore plus évidente, soutenue par une orchestration caractéristique dans l’Interlude entre les scènes deux et trois du premier acte par exemple, avec l’intervention des cors. Les accords de piano, liés au personnage de l’Athlète, font figure d’objets trouvés à la Duchamp, troublants dans une esthétique si raffinée… La couleur du saxophone liée à Alwa, l’idée du cinéma sacrifient à une époque. Mais peu importe la démarche : seul le résultat compte! Ce soin maniaque de la construction, ce souci maladif de l’organisation — qui rassurera de la même manière ceux qui mettront tant d’emphase à achever cette œuvre aux symboles nombreux, voire déchirants, et qui ont été rarement explicités… —, confère à la musique de Berg une expressivité propre à la forme opératique, cependant beaucoup moins provocante que certaines Salomé et Elektra.
Déjà, dans l’écriture du livret, l’abondance et l’extrême précision des didascalies (diminuant la vision moderne et la directivité du texte de Wedekind extrêmement violent et fort) est une régression. Mais rien ne devait être laissé au hasard. Berg n’avait-il pas imaginé une machine qui donnerait le tempo exact aux chefs d’orchestre qui devraient s’affronter à sa musique ? Contre son gré, c’est pourtant l’architecture d’un décor boursouflé que l’on retrouve dans ces didascalies trop descriptives. Comment fixer à ce point chaque geste des acteurs ? Nous sommes bien loin de la modernité fonctionnelle d’un Loos, architecte contemporain de Berg et qu’il connaissait, qui récusait tout ornement. Mais se lancer dans l’écriture d’un opéra, n’est-ce pas essayer de reconstruire son passé, dans une névrose issue des théories de Freud, autre viennois que le compositeur, trop souvent malade, avait d’ailleurs consulté…
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in Programme pour Lulu, Opéra National de Paris, 1998.