« QUE DIEU TE PAYE ! » (2005)

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La signification de chaque signe peut devenir l’unique questionnement d’une œuvre musicale. Souvent, leur agencement étaye l’inspiration et devient le lieu même de la création. La manière d’avancer et de persister dans le geste de l’écriture résiste à tout ce qui peut contredire cette pertinence. Dans son artisanat, seul le compositeur décide de l’importance de ces éléments qu’il doit ordonner. Ainsi, dès l’introduction de son opéra, Janácek nous étonne par la manière d’introduire des fragments détournés, semble-t-il, d’un Concerto pour violon, abandonné au profit de cette œuvre nouvelle. Il se sert ainsi de cette matière dont il a compris qu’elle lui fournirait ce lyrisme tendu à l’extrême, insistant et nerveux dont l’expressivité apportera une intensité dramatique, nécessaire au style libre qu’il veut affirmer dans ces premières pages. Les phrases répétées, ponctuées par des cadences assénées par tout l’orchestre, les traits virtuoses et obsessionnels du violon solo dans le registre aigu, la percussion simulant les coups des instruments de torture provoquent un halètement qui a pour fonction de planter le terrible décor du goulag et l’angoisse de celui qui va y entrer. L’abondance et le renouvellement incessant des idées, pour la plupart non développées, confirment la crainte d’une situation irrespirable. Ce qui importe au musicien, c’est d’éveiller par les sons le sens d’une vie intérieure pour essayer de rendre visible l’inconnu. Des tonalités franches, malgré quelques hésitations, nous entraînent sur un chemin à l’efficacité presque troublante. Le flux ininterrompu de la musique met en relation les fragments avec une grande habileté. Chaque élément nous transporte d’une audace à l’autre et, sans cesser d’en appeler à l’étrangeté, provoque une instabilité et une sensation d’inachèvement.
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De la Maison des morts est une œuvre lyrique dans laquelle on chante peu et le chant y est traité d’une façon particulière, lié au style incisif de la langue tchèque. Les chœurs sont caractéristiques par leur brièveté. Le chant de matelots qui accompagne la réparation d’un mât, les entrées en écho du chœur des forçats au premier acte, les Hou hou qui annoncent un événement qui ne vient pas, à l’acte II, sont traités sur le mode de la suggestion ou de l’étrange. Un chœur des rires (acte II, chiffre 30) atténue les chorals tristes et accablés des prisonniers et rappelle une manière descriptive héritée de Berlioz. L’inquiétude de Janacek est de provoquer des ruptures sans faiblir. Dans cet opéra sans femme, il préfère donner à Skuratov la partie la plus importante et, par des geste robustes, répondre de façon virile à une musique qui s’attendrit peu. Le choix et la répartition des rôles sont significatifs. Ni Souchilov, l’aide d’Alexandre Petrovitch — qui pleure parce que son « maître » ne le voit pas… —, ni Petrov, dont l’amitié amoureuse avec le protagoniste est si explicite chez Dostoïevsky, ne sont retenus par Janacek. « Casse mon désir », chante Luka, avec raison, dans son chant plaintif à la fin du deuxième acte. Par contre, Alieia, si peu important chez l’auteur russe, et dont la féminité est un peu trop appuyée dans l’opéra, devient un personnage essentiel dans cette histoire. Les transformations drastiques par rapport au texte original sont manifestement l’affirmation, de la part du compositeur, d’une réflexion sur une dramaturgie nouvelle afin de ne pas répéter les modèles qu’il a déjà développés dans ses autres opéras.
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in Programme pour De la Maison des morts, Opéra National de Paris, 2005.