UN APPENDICE ENCOMBRANT (2005)
L’œuvre entier de Dimitri Dimitrievich Chostakovitch (1906-1975) est lié à l’univers de l’Union soviétique dans sa force triomphante, dans son désespoir, dans son horreur. Des contextes toujours plus menaçants auront rendu difficile au compositeur de survivre à ce régime de terreur duquel il s’est parfois joué, en prenant le risque d’être banni d’une intelligentsia à laquelle il semblait appartenir. Alors qu’il n’a que vingt-deux ans, il brouille d’emblée les cartes en écrivant une fantaisie burlesque, Le Nez, opéra qui lui permet d’affirmer que le monde musical devra désormais compter avec lui. Mais Staline, ce monstre inventif et cruel dont le plaisir infantile était de donner avant de reprendre, de couronner avant de déporter, était loin d’ignorer le rôle de la musique — à la différence d’un Lénine. Et il a vu dans le compositeur un danger si grand qu’il n’a eu de cesse de le secouer d’un bord à l’autre de son plaisir, se doutant que ce qui se construisait pouvait receler la plus forte critique de son système politique.
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Cette partition est entièrement tournée vers le spectacle qu’elle prétend montrer. Certes, trop de grosse caisse et de coups de cymbales nous rappellent le côté cirque du propos. Mais en s’attachant à développer une variété très libre de formes, Chostakovitch profite de sa belle nature juvénile pour contrecarrer cette dépersonnalisation à l’œuvre chez les compositeurs russes de la même époque, qui, pour être proches du peuple, étaient prêts à se fondre dans une collectivité musicale qui n’acceptait, évidemment, aucune singularité. Il n’hésite pourtant pas à se laisser aller à quelques ambiances nostalgiques pour émouvoir facilement le public, et son propos ne cache jamais les multiples sources musicales dont il s’inspire. Le raffinement orchestral et vocal qu’il développe librement, loin de tout pittoresque naïf, provoque un cataclysme sonore inédit qui se renouvelle sans arrêt. En créant des variétés de tournures, en donnant aux cordes des solos expressifs à l’extrême, en attaquant des mélodies dans un style stravinskien qui trouvent leur désinence dans des profils tirés de Moussorgski, Chostakovitch obtient une unité révolutionnaire.
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L’Intermède qui conclut le troisième acte nous entraîne dans un autre univers. Les promeneurs, une dame digne et ses enfants, des eunuques ! et le Khan Khosrir Mirza — en visite officielle —, ignorent la restitution du Nez à son propriétaire. L’effet de bruitage choisi par le compositeur est de les faire chanter ou parler sans accompagnement d’orchestre pour mieux préparer un infernal Presto, là aussi directement issu du « Sacre », avec des effets de voix dont Berlioz a sûrement rêvé ! Une phrase tirée des Danses polovtsiennes de Borodine (491) porte l’excitation à son comble, et le « gde » — où ? — final répété ad libitum est vite contrôlé par les pompiers qui viennent arroser la foule pour calmer cette liesse démesurée. L’épilogue nous ramène dans le maelström des allées et venues sur la perspective Nevski. La légèreté est rendue par des « Ha ha ha » qui courent sur toutes ces pages pou r rendre encore un certain déséquilibre au moment de conclure. Le caractère comique de la trompette est un ultime rappel que le jeune compositeur ponctue par un coup de grosse caisse final, comme à la fin du premier acte. Comprenez : c’est bien fini ! Le monde a repris son rythme, comme à son réveil Kovaliov constate que son appendice voyageur est bien à sa place ! Il peut à nouveau parader le nez au vent.
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in Programme pour Le Nez, Opéra National de Paris, 2005.